Heure de réveil : 5h07

Après le premier appel de l’EHPAD, j’ai eu 3 mois pour me préparer à ce qui est finalement arrivé hier : mon père est parti pour le Grand Néant. Et moi, je ne sais plus pleurer pour lui. J’ai été préparée, par lui, à sa mort, depuis que je suis en âge de comprendre. Je me sens paisible et…libre. L’emprise a relâché son étreinte, cette culpabilité constante a fait place à la meilleure version de lui-même, celle que je vais garder.

Au cours de mes innombrables ressassements, nocturnes, de préférence, je me suis dit que grandir, c’était voir les gens mourir autour de soi jusqu’à sa propre mort. Quand lae protagoniste s’éteint quand la dernière personne en lice a fini de lire son script, rideau. C’est poétique et vertigineux. Mécaniquement, plus on avance en âge, plus on est confronté-e à la mort des autres. On leur survit juste, jusqu’à tomber nous-mêmes.

Là, c’est le moment où je vais voir si l’agresseur de mon enfance est mort lui aussi. Donc à priori, non, cette raclure est toujours en vie. Dommage.

Je ne sais pas comment je me sens. La tristesse est arrivée avec quelques heures de délai, mais je me sens plus libérée que dévastée.

C’est pas évident de grandir avec un père absent physiquement mais qui rappelait régulièrement qu’il allait se foutre en l’air. J’ai eu trop de frayeurs, et puis la culpabilité de me dire que c’était sans doute de ma faute s’il mourait dans la solitude. J’ai traîné le fardeau de sa vie durant toute ma vie. On n’avait causé que son malheur, comme le reste du monde. Notre amour était toujours insuffisant, car il cherchait la dévotion. Il l’a obtenue avec sa fille n°2 (je suis la fille n°3 et il a un fils n°0 car il l’a ignoré dès sa naissance), en la gavant de haine à l’égard de la « famille illégitime », la seconde épouse, la voleuse de mari. Il s’est laissé voler, tu me diras. Avant de se retourner, comme il le fera avec les autres, contre cette salope qui a ruiné sa vie.

Je me sens libérée de ce récit familial fantasmé, où il n’y a qu’une victime, lui. Son récit de vie, abominable, j’en conviens, dépassait automatiquement tout ce qui pouvait nous arriver, le rendant supérieur en terme de souffrances. Non, on a pas vécu la guerre quand on était enfants. Alors nos petits bobos, tu penses bien…

J’écris, comme lui, et je redoute le moment où on va retrouver ses écrits. J’ai peur de lire le ressassement des injustices qu’il classait méticuleusement par ordre d’horreur. Il était tellement absorbé par sa souffrance qu’il a tu la nôtre. Rien n’arrivait jamais à la hauteur de sa peine. Et si notre souffrance n’existait pas, il n’y avait pas de raison de nous consoler. Après tout, il avait vu pire.

On se ressemble beaucoup et on peut dire qu’il a guidé ma parentalité. Les petits bobos aussi sont importants, surtout ceux de son enfant.

L’Enfant, lui, n’a pas vraiment compris qui était cette personne, qu’il n’a jamais vue et qui ne voulait pas le voir. Il ne m’a pas vue pleurer, car je n’ai pas pleuré, il a mis du temps à comprendre que moi aussi j’avais un papa. Jusqu’ici c’était assez flou, pour lui. Je lui ai dit, après le premier appel de l’EHPAD « ton grand père est très malade… » et il a éclaté en sanglots, pensant que je parlais de son autre grand-père, celui qui l’emmène en balade et s’occupe de lui comme un grand-père le ferait. Maintenant, je dis « mon papa » pour éviter la confusion.

Je ne me sens plus coupable, maintenant que je sais que mes efforts ne servent plus à rien. J’ai fait ce que j’ai pu, il est parti en sachant que je l’aimais et que je tenais à lui. Il a su que son petit fils était un gros haxx0r, qu’on menait une vie relativement normale tout en ayant la confirmation sans doute jubilatoire que sa fille était devenue une punk tatouée au cheveu chatoyant qui écrivait toujours contre ce système de merde. Non, je ne me suis pas « posée », je ne suis pas devenue une maman routinière qui fait des petits sablés en tablier à froufrous. Mon poing est toujours levé et il a disparu en le sachant. Je pense, je sais qu’il était fier de ça.

Tu vois ? Je suis toujours à la recherche de son approbation. C’est le premier adulte anticonformiste que j’ai connu, celui qui m’a appris les premières notions révolutionnaires, qui m’a insufflé le goût du sabotage et de la résistance au système. Il m’a aussi appris à saboter la vie des personnes qui s’occupaient de moi 99% du temps (« ces salopes ») mais c’est une autre histoire. Si j’écris ça, ici, c’est clairement grâce à lui.

Il ne supportait pas les enfants parce que « ça rend les femmes cons ». Une fois maman, les femmes, pour lui, se transformaient en ménagères et oubliaient leur feu sacré qui animait leurs luttes.

Je pensais pleurer en écrivant ça, mais non. J’ai tellement pleuré avant que la délivrance m’est moins douloureuse. Je peux maintenant le considérer dans sa globalité, dans sa finitude, sans plus me dire « et si… »

Et si j’avais été une meilleure fille, comme la plus grande de mes demi-sœurs ? A l’appeler religieusement chaque dimanche ? Il m’aurait sans doute escroqué de l’argent, à moi aussi, ou aurait fait gonfler une boule de haine plus grosse que moi.

Car même si j’en parle avec tendresse, même si je l’aimais, il a instrumentalisé ses enfants pour punir nos mères. Il nous a abreuvés de monologues haineux, nous prouvant son statut de victime qui ne voit ses enfants qu’une fois par an (alors qu’on le faisait ostensiblement chier quand on venait chez lui en été). Nos mère étaient ineptes, idiotes, l’avaient abandonné. Il ne s’est jamais rendu compte que lui aussi nous avait abandonné-es. Pour mon petit frère, ça a été le pire. « J’ai trois filles » lapsussait-il souvent. Avoir un petit dernier atteint de troubles du spectre autistiques et gay, c’était pas dans le scope de sa propre parentalité. Alors il avait 3 filles.

Maintenant…

Maintenant, j’avoue, j’ai peur.

C’est ce qui me préoccupe le plus. La peur que la fille n°2 agresse encore quelqu’un-e. Schizophrène, elle ne prenait plus son traitement depuis au moins déjà trois semaines. On reconnaît ça au fait qu’elle harcèle une victime au choix, souvent sa sœur. Menaces de mort, insultes, elle a agressé physiquement plusieurs membres de la famille, plusieurs fois, et nous a toustes menacées du pire au moins plusieurs fois aussi. De tous les enfants, c’était la plus malléable et la plus réceptive au bullshit paternel. Lorsqu’elle a gravement agressé sa propre fille, on a réalisé qu’elle lui parlait presque chaque jour. C’est très facile pour mon père de souffler sur les braises et de relancer la machine. Je suis sûre qu’il l’a aidée et encouragée à cesser les traitements qui bridaient sa créativité. Sabotage. Leur relation toxique était puissante, plus forte que tout et surtout plus grandiose à chaque itération. Il la fait monter en pression, elle explose et passe à l’acte, il s’engueulent, se menacent mutuellement, s’ignorent et reprennent le cycle. Si je le sais aussi bien c’est que je me suis échappée de notre propre boucle itérative relativement similaire. Il s’est amusé à monter tout le monde contre tout le monde, disant du mal à tout le monde de tout le monde, s’amusant de nos disputes.

Le cycle est cassé et je sais que ma sœur sera perdue sans lui, sans personne pour alimenter sa rage. Le moment devient critique et je redoute le prochain passage à l’acte. Je suis la plus éloignée géographiquement et je lui ai toujours tenu tête, elle ne m’a ciblée qu’un court moment avant que je ne la renvoie dans ses buts. Mais elle a déjà agressé ma mère, et j’ai peur qu’elle essaie de nouveau. Je sais qu’elle doit être effondrée, et elle non plus, je ne peux plus l’aider.

Je ne sais pas. J’imagine qu’on verra bien. Peut-être qu’elle sera libérée de la haine et de la rancœur. Je l’espère, car c’est ma sœur, que je l’aime et qu’elle me manque.

Tous les souvenirs communs remontent. Nos cabanes dans la forêt, les BD qu’on lisait toute la journée, les dessins qu’on ratait méticuleusement. Elle a 7 ans de plus que moi. Depuis toujours, ma sœur, c’était mon modèle de punkitude et puis la maladie. Sa schizophrénie, ma bipolarité, comme en écho de filles cassées.

Une chose est sûre, maintenant, c’est que je ne vais plus fuir. Je n’ai plus rien à fuir. plus de culpabilité, plus de chagrin sans fond, plus de monde parallèle où j’aurais réussi à sauver tout le monde de ses tourments. J’ai lamentablement échoué et je ne peux plus rien y faire.

« On ne peut pardonner qu’à ceux qui veulent être pardonnés »
C’est ce qu’il me disait. Il est mort en ayant été pardonné et en le sachant.

Qu’est-ce que je vais faire de cette toute nouvelle liberté ? Aucune idée, c’est trop tôt, je suis encore étonnée de ce qui s’est passé. J’ai eu tellement peur qu’il soit mort, tellement de fois, que ça a comme émoussé ma surprise. On est pourtant dans la réalité, je crois, mais c’est une réalité étrange à laquelle je vais devoir m’habituer.