- Femmes domestiques #1 – 1850 : L’invention de la ménagère
- Femmes Domestiques #2 – Être une femme en France entre 1848 et 1914
- Femmes domestiques #3 : Le Ménage de Madame Sylvain – Marie Robert Halt
- Femmes domestiques #4 : un modèle d’éducation Catholique (1872)
Table des matières
Préambule
On va faire plus rapide que la dernière fois car ma tolérance à la souffrance est limitée en ce qui concerne la religion. Je ne suis pas une personne religieuse, même si j’ai du mysticisme en moi. Je déteste l’Église Catholique de la même manière que je déteste les autres Églises : j’y vois une institution coercitive qui se base sur la honte et le repentir, la culpabilisation et le déni.
Nous parlons ici de l’Église en tant qu’institution, ce n’est pas une attaque contre les personnes. Mais, je préfère prévenir, ça risque d’être dur, car le matériau de base est vraiment chaud à lire. Pas de CW cependant, car je t’ai épargné certains passages que même le sarcasme ne parvient pas à dédramatiser.
Par ailleurs, je suis in-culte (haha) et je n’y connais quasiment rien en religions. Si je dis une énormité, ou si tu veux ajouter quelque chose, bienvenue dans mes DM !
Contexte
Ça rigolait pas trop chez les cathos, en 1872. On est à 33 ans de la loi 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État, la monarchie se casse la gueule, les gens du monde du dehors réclament des trucs, tout est incertain, d’abord on guillotine des aristos, peut-être que bientôt ce sera eux. Pire, en 1872, l’Allemagne interdit l’ordre des Jésuites sur son sol. C’est la merde.
La tendance est donc au repli sur soi : repli sur ses croyances, repli nationaliste, on se planque et on prie pour nos âmes.
Sans déconner, la prière est la réponse à 98% des questions, si j’en crois ce livre.
Et on va parler tout de suite de ce que contiennent les 2% restants dans ce guide intitulé « L’Éducation dans la Famille et dans les écoles – Questions pratiques par le Pr Tissot de la Compagnie de Jésus » aux éditions Briday (Lyon), 3 avenue de l’Archevêché. La Compagnie de Jésus, c’est les Jésuites. Et Tissot est un nom extrêmement commun : je n’en sais pas plus.
Attention, il y a un plot twist dans cette histoire, au moment où tu commenceras à t’ennuyer.
Sève Catholique
Commençons par la Préface. Dans les toutes premières lignes, on est dans le bain.
« L’auteur de ce petit ouvrage ne prétend pas avoir des secrets personnels pour bien élever les enfants [pourquoi, il était prêtre ?]. La méthode qu’il propose n’est que l’emploi des moyens déjà connus, consacrés par le succès, mais trop oubliés de nos jours, et dont l’abandon de plus en plus général lui paraît une des sources les plus fécondes des souffrances de la société et des malheurs de la France. »
AWÉ OKER direct, vlam, souffrance, malheur, ruine et agonie. Et moi qui trouvais Madame Sylvain austère.
« Pour assurer le succès de l’éducation, il faut donc, avant tout et par-dessus tout, que ces jeunes âmes soient profondément pénétrées de l’esprit chrétien et nourries de la sève catholique. »
On appelle ça de l’endoctrinement et t’as raison de le mentionner, ça marche plutôt bien, surtout lorsqu’on chope les gosses dès qu’ils ouvrent les yeux.
« C’est parce qu’elle n’était plus assez chrétienne que notre civilisation superbe a fait si triste figure dans l’horrible tourmente qui a bouleversé la France. En revenant à Dieu, nous nous relèvrions promptement; la religion nous donnerait de nombreux enfants et l’art de bien les élever. Quand la France sera couverte d’une population vraiment catholique, c’est-à-dire honnête, laborieuse, économe, pacifique et intrépide, elle sera encore, quoi qu’il arrive, une grande et glorieuse nation; et si elle n’a pas le triste plaisir de faire trembler les autres peuples, elle aura du moins encore assez de force et de prestige pour se faire respecter et faire respecter sa mère, l’Église catholique. »
NOUS SOMMES EN FUCKING PAGE 3 (sur 172), laissez-en pour plus tard, merde, là j’ai l’impression de m’être fait rouler dessus par un tank en hostie. C’est pas lourd, mais qu’est-ce que ça colle !
Saison 1, Chapitre 1, Épisode 1
Résumé des 2% : si un enfant tourne mal c’est qu’il a été mal élevé et que ses parents n’étaient pas de bons catholiques. C’est tout. Ton gosse a été traumatisé par une vie dans une période apocalyptique et a du mal à s’en sortir ? Il a besoin d’attention et d’amour ? BLAM, mal élevé.
Cause du problème : la mère a voulu élever son enfant pour qu’il soit heureux et le père n’est pas suffisamment sévère.
Solution : toujours garder une distance de sécurité avec ses enfants. Ne pas les aimer trop ostensiblement et les habituer à la frustration dès le plus jeune âge.
C’est ma seconde lecture de ce livre, je sais parfaitement à quoi m’attendre et j’ai vraiment pas envie, je argh j’en perds mes titres de chapitres……..;:!,,,,,,§§§
Ah, je sens que la dissociation m’appelle. J’arrive, Bibiche !
Page 14
« L’enfant du peuple n’est-il pas suffisamment élevé quand il sait lire et écrire ?
[…]Il est sans doute avantageux de savoir lire et écrire; mais, n’en déplaise à nos sophistes modernes, ces connaissances ne sont pas absolument indispensables, et si elles peuvent être de précieux moyens de formation, elles peuvent devenir aussi des instruments de perversion et de ruine. Combien de malheureux enfants ont trouvé l’écueil de leur vertu et la perte de leur âme dans de mauvaises lectures ! La prodigieuse diffusion des écrits malfaisants impose plus que jamais aux parents l’obligation de surveiller leurs enfants à cet égard »
En gros, on privilégie l’endoctrinement à l’éducation, tout en n’ayant aucune considération envers les personnes « du peuple » qui sont, de toute façon, des sacs à vices.
Car, oui, c’est un livre, que j’ai là. un vieux livre, certes, mais qui a traversé les époques pour finir ses vieux jours dans mes archives. Ce livre a donc existé : il a été imprimé et a coûté de l’argent. Il est suffisamment solide, les pages sont épaisses même si la reliure est liquide.
Ce livre n’est pas destiné aux gens du peuple, il est distribué auprès des populations bourgeoises.
La grande différence avec Madame Sylvain
Madame Sylvain est super chiante de perfection, oui. Sauf que Marie Robert Halt croyait au progrès, en la République.
Il y a des propos durs, racistes, classistes, validistes, sexistes dans Madame Sylvain.
C’est une lecture que je ne conseille pas.
Mais il y a aussi toujours cette croyance en un monde meilleur, un optimisme forcené, quelque chose qui fait aller de l’avant malgré l’adversité.
Madame Sylvain a tout perdu deux fois dans sa vie, elle a vécu dans une très grande précarité et a réussi à en sortir par la force de son travail et de sa volonté. C’est un discours très libéral et réducteur avec lequel je suis en désaccord, mais ça reste mieux que ce discours de curé qui hurle à la mort parce que le monde change.
Allez, respire respire, on cherche ce qu’on peut tirer de ce livre et ensuite tu pourras passer à autre chose.
Oh, j’avais oublié celle-là :
« Les génies pervers qui ont fait le plus de mal à leur pays, étaient presque tous des hommes instruits et mal élevés »
Ah ouais. Merde, ça claque, je vais prévenir le centre de criminologie de Marne la Vallée immédiatement, il faut que le monde sache !
Anti-intellectualisme, fig.1
« On parle beaucoup de rendre l’instruction obligatoire. C’est l’éducation qui devrait allumer le zèle de nos législateurs. Manquons-nous donc de gens de plume, de demi-savants désoeuvrés, affamés de lucre et de distinctions ? Ils encombrent les bureaux de toutes les administrations, et leur ambition sans frein, leur insatiable avidité, sont un danger perpétuel pour la tranquillité publique. »
Tu sais, ce que je déteste le plus chez les conservateurs et les réactionnaires ?
Cette tendance à tenir des propos creux, des raisonnements circulaires, disant les choses sans les dire (on appelle ça du dog whistling), trouvant des coupables et se construisant en opposition pour se donner une structure.
Il faut obligatoirement un ennemi, chez ces gens-là. Sinon, il n’y a rien. Sans ennemi, on ne peut pas justifier une pensée aussi effroyablement éloignée des principes que notre précieux bouquin dit défendre. Sans ennemi, pas de justification à la violence.
Maintenant, cherchons les valeurs constructives de nos 2% de bouquin pertinents.
Et alors, là, ça tombe bien, j’ai ça sous les yeux. Les vertus des bons enfants, c’est :
« […]religieux, honnête, obéissant, courageux, fidèle à tous ses devoirs. »
Et c’est strictement l’ensemble de tout ce qu’on apprendra sur les valeurs positives à inculquer à nos précieux enfants. Religieux. Obéissant. Fidèle. Je lui apprends à bêler, ou comment ça se passe ?
Comment éduquer son enfant ?
- En ne l’aimant pas trop : un enfant trop aimé devient paresseux, mou et ne survivra pas 30 secondes dehors.
- En lui apprenant la crainte de Dieu. Un enfant qui grandit dans la peur d’aller en enfer est un enfant qui se tient sage.
- En priant (évidemment) et en se confessant.
- Et en pratiquant la mortification.
Hein ?
Oui oui.
Si j’ai bien compris, c’est une pratique qui consiste à se priver volontairement de quelque chose, ou de se faire souffrir, pour entrer en résonance avec Dieu ou Jésus ou le Saint Esprit. On conseille donc ici de priver volontairement ses enfants afin de les endurcir et de leur faire comprendre que la vie est dure. C’est très très proche, philosophiquement, d’une pensée de droite conservatrice (parce que ça l’est), encore en 2024, certains prônent la violence formatrice.
Car priver son enfant, c’est une violence. Ne pas répondre à ses besoins de manière volontaire et réfléchie, c’est de la maltraitance. On est ici au-delà de la simple négligence : on organise la souffrance de son enfant.
No kink shaming, bien sûr, mais habituer ses enfants à se mortifier ?
- Et si ce petit con n’écoute toujours rien, tu le frappes jusqu’à ce qu’il demande pardon.
Ouais…
On ne va pas en parler
Alors, si, on va en parler : c’est évidemment atroce de lire des gens conseiller d’autre gens de frapper leurs enfants. Mais là aussi, pas de florilège. Je peux scanner et envoyer aux personnes que ça intéresse mais ça n’a pas grande valeur de recherche, ce bouquin est nul à chier.
Ce que j’y ai appris, c’est que j’avais toujours une bonne tolérance au stress intense. Parce que cette lecture l’a été, intense. Il n’y a aucun descriptif de violences physiques, juste une acceptation de l’inévitable. Cette passivité, cet encouragement, même, m’ont collé la nausée.
Cela dit, ça me permet aussi de mieux comprendre les impératifs religieux et de constater de mes yeux désolés que, oui, les cathos en 1872, c’était gratiné. Le pire étant de savoir que certain-es se pensent toujours en 1872. Sérieusement, le seul truc qui a changé c’est certains éléments de langage, mais sinon on a tout le kit de démarrage « Ma Première Candidature LR » de Smoby, avec les urnes en carton et les valises de billets.
Au moins, on constate une grande similarité entre la pensée de droite et la pensée catho. Et c’est intéressant, car les deux sont intimement liées.
Plot twist
En fait, le mec, là, P. Tissot de la Compagnie de Jésus, il a repris en grande partie l’essence de ce qui passe dans les écrits de Fénelon dans son Traité de l’éducation des filles, publié en 1687. Il le mentionne même plusieurs fois.
Fénelon, c’est un mec qui est mort en 1715. C’était le précepteur de Jean de France, Duc de Bourgogne. Il lui est arrivé des bricoles, je te colle un lien vers une vidéo YouTube en Français ici si tu veux en savoir plus sur son blase :
Une de ses citations hilarantes cf. Wikipédia :
« Surtout ne vous laissez point ensorceler par les attraits diaboliques de la géométrie. »
Son livre Les Aventures de Télémaque le mènera à sa perte. Roman pédagogique évoquant le fils d’Ulysse, il critique l’absolutisme de la monarchie et Louis XIV se sentira particulièrement visé. Vexé, il bannit Fénelon à Cambrai.
Malheureusement pour Louis XIV, l’Effet Streisand existait déjà et le livre valut à Fénelon un immense succès posthume. Ce roman a même été traduit en Turc.
Traité de l’éducation des filles
Fénelon était un mystique qui écrivait donc, dans son traité de l’éducation des filles :
« Enfin, il faut considérer, outre le bien que font les femmes quand elles sont bien élevées, le mal qu’elles causent dans le monde quand elles manquent d’une éducation qui leur inspire la vertu. Il est constant que la mauvaise éducation des femmes fait plus de mal que celle des hommes, puisque les désordres des hommes viennent souvent et de la mauvaise éducation qu’ils ont reçue de leurs mères, et des passions que d’autres femmes leur ont inspirées dans un âge plus avancé.
Quelles intrigues se présentent à nous dans les histoires, quel renversement des lois et des mœurs, quelles guerres sanglantes, quelles nouveautés contre la religion, quelles révolutions d’état, causés par le dérèglement des femmes ! Voilà ce qui prouve l’importance de bien élever les filles ; cherchons-en les moyens. »
Tu le sens, mon gros péché originel ?
« Ce qu’il y a encore de très important, c’est de laisser affermir les organes en ne pressant point l’instruction, d’éviter tout ce qui peut allumer les passions, d’accoutumer doucement l’enfant à être privé des choses pour lesquelles il a témoigné trop d’ardeur, afin qu’il n’espère jamais d’obtenir les choses qu’il désire. »
Tiens, ça me dit quelque chose…
Le rôle de la femme chez Fénelon
« Venons maintenant au détail des choses dont une femme doit être instruite. Quels sont ses emplois ? Elle est chargée de l’éducation de ses enfants ; des garçons jusqu’à un certain âge, des filles jusqu’à ce qu’elles se marient, ou se fassent religieuses ; de la conduite des domestiques, de leurs mœurs, de leur service ; du détail de la dépense, des moyens de faire tout avec économie et honorablement : d’ordinaire même, de faire les fermes, et de recevoir les revenus.
« La science des femmes, comme celle des hommes, doit se borner à s’instruire par rapport à leurs fonctions ; la différence de leurs emplois doit faire celle de leurs études. »
Tu sais ce qui est le pire ? C’est que ce traité, là, j’en retrouve toute la philosophie dans les livres sur l’éducation parus dans les années 60, voire 70. On a là une ossature complète pour maintenir un système d’éducation basé sur la honte et la coercition.
- Le droit vient du sol et du sang : on naît dans un pays, on lui donne sa vie.
- La société est divisée en classes et c’est justifié.
- Chaque personne se voit assigné un rôle et une identité figés à sa naissance.
- Les enfants sont des figures à modeler selon notre bon vouloir.
- La volonté ou la prière doivent toujours avoir le dessus sur le corps et l’esprit.
- Le résultat de la vie de l’enfant dépendra de la manière dont on l’a élevé.
- Le rôle des femmes est important, il faut contrôler le narratif pour les manipuler.
La lecture du Traité d’Éducation des Filles est bien plus intéressante à lire que l’ouvrage qui nous a fait souffrir aujourd’hui. Il pose les bases de l’éducation qu’ont subie des millions d’enfants, souvent devenus ensuite bourreaux à leur tour.
Je suis contente que ce vieux bouquin me mette sur la piste Fénelon. C’est déjà ça de gagné !