Une des raisons qui fait que j’écris moins est que je suis l’actu. Alors je t’écris au saut du lit, à 3h54, sans avoir vu l’actualité du tout. Si ça se trouve, il s’est passé un truc de ouf et je ne le sais pas.

Comment va la guerre ? Combien d’exilé-es meurent faute d’accueil ? Combien de temps restera-t-il des Palestinien-nes ? Comment va le climat ? Notre cher gouvernement se sent-il suffisamment à l’aise, maintenant que toute contestation a été étouffée ? Est-ce que Donald Trump ? Oui, c’est une question. Ce type est si improbable.

Et voilà, ma tension est montée de 120% en un paragraphe. Je pense à tout ça, et je me met à bader. On est toujours dans une sorte d’Apocalypse en slow motion, sur 35 saisons, et, comme pour les Simpsons, faut savoir s’arrêter à un moment.

En France, on a compris que manifester est devenu trop dangereux pour beaucoup. Hurler pour rien. Pour une énième offense de tous ces petits sacs à merde bien habillés, qui n’attendent qu’un-e mort-e de plus pour réprimer encore plus, car les militant-es sont dangereux-ses.

On est un pays gaslighté.

Le gaslight est une forme de manipulation mentale vouée à faire perdre le sens des réalités et à semer la confusion chez la cible. C’est une stratégie souvent mise en place par les personnes manipulatrices en relation, amicale, amoureuse, parfois professionnelle. Par exemple, un jour je te croise dans la rue et je t’insulte. Le lendemain, on se recroise et je fais comme si de rien n’était, fondamentalement surprise et outrée de ta réaction de repli ou de rejet. Moi ? Gueuler dans la rue ? T’es sérieux-se ? Jamais j’élève la voix, tu le sais bien, je déteste crier, pourquoi je nous aurais collé l’affiche comme ça dans la rue ? Tu sais bien que je ne suis pas comme ça.

Et là, tu doutes, peut-être. Il suffit de répéter l’opération pour que la désorientation soit totale.

Une fois la stratégie appliquée, CHAQUE soubresaut de rebellion ou de colère fait l’objet d’indignation. Enfin, ça suffit avec tes insinuations, jamais je crie, je te l’ai dit mille fois.

Ici, le schéma est de type :

  • Il y a un problème social à adresser.
  • Le gouvernement prend le parti des 1%.
  • Le gouvernement refuse de taxer les super-profits ou de réguler les salaires hallucinants des PDG.
  • Les gens qui, eux, n’ont pas de compte aux Îles Caïman, sont révoltés de cette injustice.
  • Iels se révoltent.
  • Iels sont réprimé-es par des forces de l’ordre en roue libre avec une belle immunité.
  • Si l’un-e meurt ou est blessé-e sérieusement, fallait pas manifester.
  • C’est pas la faute de la personne qui a tiré sa roquette, là, non, c’est la victime qui aurait mieux fait de rester chez elle.
  • Et puis brûler un abribus, sans rire, ça mérite au moins la mort.
  • En plus, ça désincite les gens à venir manifester.
  • Le gouvernement fait une nouvelle annonce totalement hors sol et insultante pour les gens.
  • On fait quoi, maintenant ?
  • Marre.

On tente de protester, d’envoyer des pétitions, de faire les choses de manière pacifique, mais ils s’en foutent royalement. C’est eux qui ont les flics et l’armée, qui ne sont pas connus pour leur gauchisme acharné ou leur tendresse amicale, qu’est-ce que tu veux faire ? Tu vas aller en manif, tu vas te faire gazer et rien ne va changer.

Pas une manif n’a efficacement portée en presque 30 ans.

Mieux : on interdit les manifs antiraciste, des manifs de soutien à la Palestine, car c’est considéré comme…je ne sais pas. Je regarde mes notes. « Apologie du terrorisme », certainement. C’est clair que comme on est pas du tout un pays marqué par le terrorisme (hum hum), c’est un truc qu’on ne connaît ni ne comprend.

 

Le terrorisme est utile

Je ne dis évidemment pas ça dans le sens « youpi faisons nous sauter ça sera fun ». Absolument pas. Ce que je dis, c’est que la menace terroriste a donné énormément de pouvoir à nos gouvernements successifs. Depuis l’attentat de St Michel en 1995, Vigipirate est partout, les mecs ont enlevé ou remplacé les poubelles et se baladent en fusil d’assaut dans les transports, c’est un peu tout ce que j’ai retenu.

Moi, voir un homme armé, en treillis, dans les couloirs du RER, ça me tétanise. J’ai mis des années à cesser de me figer de peur en voyant passer nos Playmobil.

Un soir de boulot, il y a mille ans environ, on se pose avec une amie en terrasse d’un café, près d’une gare. Un militaire passe. Deux. Trois. Peu de monde remarque le truc, mais, rapidement, la terrasse est encerclée. Les armes sont portées plus haut en mode La Dégaine, les regards sont anxieux. Je me suis demandé un temps si je devais le dire à mon amie qui n’avait pas remarqué. Mais l’angoisse était trop forte, alors je lui ai signalé. J’étais TERRORISÉE.

Et puis, ils sont partis. Je ne saurai jamais pourquoi, ce soir-là, ils ont encerclé cette terrasse, mais j’ai le souvenir de la peur.

J’ai peur des gens censés nous protéger et nous défendre. Ce sont eux que je crains le plus, après notre gouvernement. Et, oui, c’est bien de la terreur que je ressens. Mais la peur, de ce qu’on me dit, vient des terroristes. Qui me terrorise, actuellement ? Une éventuelle attaque ou la casse systématique de notre modèle social ?

Mon fils avait 3 mois lors des attentats du 13 novembre 2015. Un matin, la semaine suivante, je vais à la pharmacie acheter du lait avec lui. 500m. Je l’ai dans le porte bébé contre mon cœur, je croise un homme en tenue religieuse, à priori musulman, et j’ai eu un réflexe de peur. T’imagines ? La honte, sérieux. Mais j’ai eu peur, l’espace d’un instant, qu’on tue mon bébé. La rationalité avait quitté mon corps et heureusement que je sais parfois sortir de la panique en me mettant des gifles. Ce type n’allait sans doute pas m’attaquer, pourquoi l’aurait-il fait ? Le mec il vit sa vie et je fabrique du racisme et de l’islamophobie sur sa pomme. La honte.

Une peur manufacturée. Je l’ai compris immédiatement. Je n’avais jamais eu cette peur, avant. Sauf qu’avec un nourrisson, tout est plus compliqué et anxiogène. Depuis que je suis maman, l’anxiété me bouffe, de toutes façons. Mais merde, me voir réagir comme ça m’a dégoûtée de moi-même.

Le terrorisme a été rendu utile : certaines images provoquent de l’angoisse en moi, et une envie de repli dans un bunker au fin fond du Larzac. Alors que, concrètement, j’ai plus de chances de me faire renverser par une voiture, de tomber de ma propre hauteur et de me tuer, de faire une intoxication alimentaire ou de me crasher en ascenseur, que de me retrouver dans une attaque terroriste.

Photo de Kien Do sur Unsplash

La peur, tout le temps

  • J’ai peur de ne plus avoir les moyens de vivre et de me loger.
  • J’ai peur de ne plus pouvoir me soigner.
  • Je sais que je n’aurai pas de retraite.
  • J’ai peur que mon fils soit éduqué dans un milieu de plus en plus autoritariste.
  • J’ai peur que son neuroatypicité fasse de sa vie un enfer.
  • J’ai peur du nucléaire et de la guerre.
  • J’ai peur du réchauffement climatique

Et que fait la peur sur nous ? Elle nous pousse à fuir ou à nous replier sur nous, rarement à combattre férocement. Puis, combattre qui ? La liste est trop longue ! On commence par démonter quoi ? J’en sais rien ! Mais la peur casse aussi la solidarité et l’adelphité. On a peur de l’autre, des fois qu’iel nous arnaque ou nous chasse.

C’est excessivement pratique, d’entretenir la peur.

« Si tu ne fais rien de répréhensible, tu n’as pas à avoir peur » ne m’a jamais semblé aussi idiot, concernant les forces de l’ordre. C’est faux, en fait. Ces gens peuvent nous tuer.

T’imagine que j’ai plus peur des flics que d’aller faire du shopping dans un quartier réputé comme craignos (un Mac Do a cramé, un serveur de fast-food s’est fait assassiner, l’immeuble où je bossais a déjà été encerclé par les flics pour un homme armé, des gens se font pousser sous le RER…) ? J’ai beaucoup, beaucoup moins peur de notre délinquance que de nos propres flics, bon sang.

 

Casser la solidarité

C’est le principe : si tout le monde a peur, personne ne se fait confiance. Les médias nous servent tellement de faits-divers sanglants qu’on se méfie même de Mamie.

Sur les féminicides, c’est flamboyant : on nous dit de faire confiance aux hommes, enfin, mais on nous présente des affaires en masse pour nous dire que notre mari veut nous buter. D’un côté, la peur, de l’autre l’injonction à braver cette peur, on sait jamais. Ça, c’est du gaslight, par exemple : on te dit qu’un homme est dangereux, mais on te dit que tu dois tout faire pour en trouver un et que tu es bête d’avoir peur, enfin, quelle idée !

Tout ceci, et pas que les féminicides, je les vois venir, les masculinistes, à nous dire de cesser d’avoir peur, t’en fais pas, je les vois bien, ces charognards, tout ceci casse un peu plus le tissu social à chaque fois et entraîne un repli communautaire. Ce repli est légitime : on fait confiance aux nôtres et le monde n’a de cesse que de nous dire que l’Autre est un danger. Ensuite, on parle de repli communautaire en le stigmatisant et en disant « vous voyez bien, ces gens-là ne se regroupent qu’entre eux ! » sans même percuter que nos politiques sortent tous du même milieu et des mêmes grandes écoles.

La Justice est elle aussi variable. Je suis désolée, hein, je sais que je ressasse, mais où sont les Balkany, là ? Iels sirotent un Cuba Libre sur une plage aux Bahamas ou bien ?

Là aussi, gaslight. Un sans-abri vole du pain et du fromage : prison. Un politicard vole des millions : un bisou sur la joue et éventuellement un petit froncement de sourcils. Je n’ai même pas envie de sortir des exemples d’asymétrie des peines en fonction de la classe sociale, je suis assez déprimée comme ça. Rien ne t’empêche de chercher.

Image par Goran Horvat de Pixabay

Désorienté-es, et après ?

La première étape est de savoir et de préciser ce qui cause ta propre peur.

  • Est-ce que tu as peur des autres ? Si oui : accepte-le dans un premier temps. C’est contre intuitif, mais explore ces pensées sinistres jusqu’au moment où tu en seras dégoûté-e. Qu’est-ce qui te fait peur ? Quel est le danger concret ? Ce n’est pas en repoussant nos idées racistes et xénophobes qu’on règle le problème. Tout le monde peut être raciste, même toi et moi. Le but est de le comprendre et de réaliser que ces pensées ne reposent que sur des stéréotypes avec lesquels on t’a gavé-e. Parce qu’on n’est pas racistes comme ça, on est raciste car on a été élevé-es pour l’être. Cassons le moule et les préjugés.

 

  • Est-ce que tu as peur pour tes enfants ? Là, je suis désolée, à part me dire que je vais lutter toute ma vie pour euxlles, je n’ai pas de parole rassurante. En revanche, tu peux donner les outils de compréhension du monde à ton enfant, l’aider à développer des stratégies de protection ou de réponse, lui filer tes astuces de vie (« Si tu as un tatouage sur le dos de la main, les gens ne te parlent pas, sauf les fanas de tatouages, retiens bien ça MAIS ATTEND TES 18 ANS HEIN ho dis donc »). Lui expliquer, surtout ce qu’il se passe dans le monde. Iels ont besoin de savoir ça, on ne peut pas leur cacher toute leur vie.

 

  • Est-ce que tu as peur du chômage ? Tu as de quoi. C’est donc peut-être le moment, au cas où, de voir où tu en es et ce que tu veux faire ensuite. Est-ce que tu te sens bien au travail ? Est-ce que tu as acquis des compétences à faire valoir en VAE (Validation des Acquis de l’Expérience) ? As-tu du crédit formation (CPF) ? Un conseil que je trouve utile est de faire évaluer son CV et ses compétences par une personne externe. Tu n’as pas forcément un regard neutre sur tes capacités. Si tu le peux, trouve une personne exerçant ce métier ou un métier connexe et parle boulot avec elle. La réorientation, c’est pas que Pôle France Emploi Travail (PFET ? PFET ?), ça peut très bien passer par les pairs.

 

  • Est-ce que tu es précaire ? Tu fais partie des personnes les plus touchées par les inégalités, il est effectivement à craindre que la situation s’aggrave. Ici, la cohésion me semble importante. À plusieurs, on est plus fort-es. Je n’ai pas d’astuce spécifique pour chaque situation de la vie, mais je sais qu’il existe plusieurs communautés d’entraide, au niveau local ou pas. Je peux chercher ça pour toi, si tu veux, si des personnes me lisant connaissent de tels lieux, je les linkerai plus bas.

 

  • Est-ce que tu as des problèmes de santé ? Tu es toi aussi dans le spectre des plus lésé-es par le fascisme grandissant. Je ne sais pas si l’ALD survivra, je ne sais pas si l’invalidité et l’AAH suivront et ça m’angoisse aussi beaucoup. Le seul conseil que je pourrais te donner est de ne pas te dévaloriser à cause de ton ou tes handicaps. Cela ne te définit pas et tu n’es en AUCUN CAS un boulet pour la Sécurité Sociale. La fraude sociale pourrait te payer de la thalasso à l’année, en vrai. Et si on faisait un peu le job pour ce type de fraude, la question de notre survie ne se poserait pas. Là aussi, la communauté et les pairs sont importants. J’ai souvent l’impression d’être défectueuse, incapable, nulle et juste un poids pour les autres, alors que ce n’est pas vrai. Je te comprends.

 

  • Est-ce que tu as peur de la guerre et du climat ? Moi aussi. Et c’est pas avec un président qui taunt la Russie qu’on va se sortir de cette angoisse-là. En attendant, toujours la communauté. Rassemble des ami-es si tu le peux, ou viens chez nous, tiens.

 

Ah mais oui, chuis con, on est déjà une petite communauté, en fait. Cette petite communauté me permet de ventiler, d’échanger et de découvrir plein de choses. Je ne te dis pas « viens ici maintenant mais que ici », on s’en fout, tu vas où tu veux. Juste, ça aide. Si tu peux trouver un petit nid, un endroit safe, c’est le mieux. Tu peux en construire un, sinon. Après on fera plein de petites cellules dissidentes et BLAM la Révolution. Ce plan est parfait.

Pour finir…

Oui, c’est la merde. Concrètement, gravement la merde. Je suis en PLS chaque jour et il m’arrive de pleurer en lisant les news. Pire, je fais la connerie à ne pas faire : je suis aussi des fils Telegram d’extrême-droite pour voir où iels en sont. Bon. C’est l’exaltation, là, on va pas se mentir. Tous ces petits mecs font les fiers et caracolent. Pour le moment.

Ne lâchons rien, s’il te plaît. On peut le faire. Je sais que tu es crevé-e. Moi aussi, je le suis. C’est excessivement déprimant, et ça semble trop énorme pour être vaincu. La dépression et l’anxiété ont tendance à nous pousser à l’isolement et là, c’est le piège. Tu comptes pour des gens. Tu es utile à la Cause, même si tu ne fais qu’exister. Ne te laisse pas avoir : on est là, et on est nombreux-ses. Nombreux-ses mais paniqué-es. Alors on va respirer un grand coup et se dire qu’on va prendre les choses petit à petit.

Ce n’est pas toi qui va sauver le monde, c’est nous toustes. Tu en sauveras une toute petite partie et tu n’auras sans doute aucune reconnaissance pour ça. Tu ne vas pas détruire le capitalisme à toi touste seul-e et c’est pas ce qu’on te demande. Il faut être plusieurs, pour commencer.

Regroupons-nous !