J’ai mis longtemps à comprendre ce qui gênait les personnes qu’on déterminait comme « cisgenre ».

Parce qu’être cis, c’est plutôt une bonne nouvelle, relativement à la galère sans nom que vivent les personnes trans. C’est un confort, d’être cis. Je suis une femme cisgenre, j’ai plein de casseroles, mais pas celle-là : je suis à l’aise avec le genre qui m’a été attribué à la naissance en fonction de l’apparence de mes organes génitaux. On a dit « c’est une fille » et ça me va parfaitement, même si ça entraîne un paquet d’autres désavantages.

C’est ça, être cisgenre : le sexe biologique attribué à la naissance correspond au genre. C’est tout. Ce n’est ni une insulte, ni un terme péjoratif, ni une étiquette à la con. Ce mot existe car il répond à un besoin : celui de faire la place aux personnes transgenres et de reconnaître leur existence.

Sans la notion de « cis », il n’y a pas de notion de « trans ». 

🐦 »Le mot cisgenre tire son origine du préfixe cis- dérivé du latin, qui signifie « du même côté » et est l’antonyme du préfixe trans- aussi dérivé du latin.

On retrouve par exemple ce sens dans le terme Gaule cisalpine ou dans la distinction cis-trans en chimie. Le sociologue Alexandre Baril explique que dans « les dictionnaires de langue française, en sciences pures, l’adjectif cis est employé comme antonyme de trans, le premier référant à un élément qui est du même côté, le second, qui, dans ses origines latines, signifie « par-delà », référant à un élément appartenant aux deux côtés. Plus généralement, le préfixe trans, par opposition au préfixe cis, indique une transformation. Le préfixe cis est accolé aux termes de sexe et de genre pour désigner les personnes qui ne font pas de transition [de sexe] ». »
(Wikipédia, étymologie du terme cisgenre)

Le truc qui fait peur, c’est qu’avant, on était « normal », maintenant, on est « cis ». Je suis désolée, c’est dit assez brutalement mais ça correspond à la réalité. Avant, on était pas étiqueté-es lorsqu’on était « normal » (blanc, cisgenre, valide, de préférence masculin). C’étaient les autres, les déviant-es, qui étaient désigné-es comme tel-les.

🐟🐟🐟

Rien que le mot « normal » heurte. Enfin moi, ça me heurte. Un jour, une meuf random m’a reproché de ne pas assez parler des enfants « normaux » dans mes billets, alors que mon fils est neuroatypique, bah ça m’a clairement pas fait plaisir qu’elle blackboule l’expérience de mon enfant car « anormal ». Là aussi, à un terme correspond un autre : normal, anormal. Dire « normal » c’est indiquer que tout le monde ne l’est pas. Et puis c’est une notion quand même extrêmement vague : c’est quoi, la normalité ? La normalité est située dans un contexte, elle est tout sauf quelque chose d’universel. Ce qui est normal chez moi ne l’est pas forcément dans les autres foyers, encore moins dans les autres pays du monde.

Est-ce qu’être « cis » est « normal » ? Non. C’est une construction sociale, pas un élément par nature (et la nature aime le chaos). On construit son identité, même si on hérite de plein de trucs. Nos expériences nous forment et j’ai pas envie d’aller dans le débat inné/acquis car il est interminable. Être cisgenre, c’est simplement être raccord avec le sexe biologique d’assignation. Ce n’est pas être « normal » ou pas. C’est juste ÊTRE soi et le manifester.

En revanche, gommer le terme « cis » invisibilise le terme « trans », qui ne peut exister dans le vide intersidéral. Cis et trans sont deux notions complémentaires qui n’existeraient pas l’une sans l’autre, et qui se définissent l’une et l’autre. C’est un peu dire « je suis normale » donc les autres sont des anomalies, des erreurs, des trucs à la marge. C’est dire « c’est moi qui définis la normalité », ça donne un pouvoir sur les mots et donc sur le monde. Ne pas nommer, c’est ne pas considérer. Ignorer. Oublier.

🦁🦁🦁

Mais ne pas être défini, lorsqu’on est dominant-e, c’est aussi avoir le luxe d’être la valeur par défaut, l’index de la normalité. Être un homme est la normalité et, par exemple, sans écriture inclusive, on invisibilise littéralement les femmes et les personnes non binaires ou agenres de nos textes. Car iels sont à la marge.

Dans un contexte de discussion ou débat, lorsqu’on dit d’un homme « Tu es un homme », il s’énerve 90% du temps. Immédiatement, ça lui semble comme une insulte, car il sait en dedans lui qu’être un homme est être du côté des dominants. J’ai procédé à de nombreux essais, et mon 90% est certes à la louche, mais ne sort pas de nulle part.

« Oui mais tu es un homme…
– Ah ça y est, je l’attendais, celle-là, oui je suis un homme, et alors ? Je fais tout mal et je suis un connard, c’est ça ?
– Pourquoi tu es sur la défensive, comme ça ? J’ai même pas commencé à parler !
– Oui mais JE SAIS CE QUE TU VAS DIRE »

Là, c’est intéressant. Cela indique que l’interlocuteur sait bien que les hommes agissent souvent dans leur propre intérêt. Ils savent que « être un homme » peut être un argument et ils doivent le désamorcer immédiatement. Si on donne un contexte à cet échange, on pourrait penser à une discussion sur le sexisme et le déni masculin, la charge mentale, la maladie qui oblige à laisser traîner ses chaussettes partout, à moins que ce ne soient des thèmes relatifs à la maternité ou aux « trucs de filles ».

JE SAIS CE QUE TU VAS DIRE.

Ils pensent savoir ce qu’on va dire. Alors que, souvent, le propos est « tu ne t’en rends pas compte car tu es un homme ». Et ça les vexe infiniment, de ne pas être dépositaire de 100% du savoir et des expériences de vie de quiconque se trouve ici bas. Parfois, ils deviennent des alliés malaisant (Ce n’est pas un message passif agressif envers mes potes mecs, hein ? Tu serais malaisant, tu serais pas mon pote.), ou des perfects dudes du féminisme : ils font mieux que nous, ils en savent plus, ils ont conquis ce territoire comme on conquiert une colonie et s’en décrètent unilatéralement les maîtres.

J’avoue que de me prendre des leçons de féminisme par Jean-Coach a tendance à éveiller en moi une personne peu courtoise. On est pas dans une optique « allié », on est dans une optique « je m’approprie aussi ça et je veux aller dans les espaces non-mixtes ». Guerre de conquêtes.

Not-Fun-Fact : Une typologie de mec abusif mentionnée par Bancroft est « le coach ». Il travaille sur lui, LUI, il apprend les concepts, il te fait la leçon sur ce que tu devrais faire ou penser, il s’est approprié les concepts de base et te manipule avec. « Tu veux porter du vernis rose ? Mais tu te rends compte que tu travailles pour le patriarcat en faisant ça ? » Mec, c’est toi, le patriarcat, ferme un peu ta gueule, pour voir.

🦈🦈🦈

Bah c’est un peu la même chose avec le mot « cis »

Au lieu d’être la normalité, on signifie aux personnes cis qu’elles sont situées dans un contexte : elles ne sont pas trans, elles sont donc cis.

On n’a aucun mal à se définir comme français-e (en opposition à étranger-e), mais va dire à un blanc qu’il est blanc, et il aura la même réaction outrée. Et tu sais pourquoi ? Car on sait que les blancs et la blanchité ont fait et font encore énormément de mal au monde. Perso, quand on me dit « blanc », je pense colonialisme et esclavage. Effectivement, on pourrait dire que le mot est « connoté », tout comme « homme », même s’il correspond à une réalité tangible. J’y peux rien, moi, si les mecs blancs cis ont fait plein de saloperies.

Je suis à moitié Allemande. Je sais que des membres de la famille que je ne connais pas, en Allemagne, ont fait ce qu’on attend des aïeux Allemands dans les années 30 et 40. Je sais que j’ai des ancêtres peu valorisants. Et j’ai même un cousin ambassadeur Steiner-Waldorf à Singapour, bordel. Est-ce de ma faute ? Non, je n’étais pas née. Qu’est-ce que ça change ? Ça change que je me suis intéressée à l’histoire des deux guerres, à l’eugénisme, à l’extermination, à la propagande et, plus largement, à la politique. Je n’ai pas honte de cette lignée encombrante, car je n’y peux rien. Ces gens sont là, iels ont fait des horreurs, mais je suis née dans les années 80, en France, pas à Hambourg en 1911. En plus, au delà de ma grand-mère paternelle, je n’ai pas d’ancêtres connus. Je ne peux pas changer ça, mais je peux changer la manière dont ça impacte ma vie et ma pensée politique. Je veux faire mieux, à défaut de pouvoir réparer. Et ce n’est certainement pas en vivant dans le déni ou l’illusion que je vais faire avancer mes affaires.

Le cœur de problème se situe ici : nos ancêtres ont fait de la merde, on fait aussi de la merde, et on n’aime vraiment pas du tout qu’on nous le rappelle.

🥬🥬🥬

Refuser le terme « cisgenre » c’est ce même réflexe que de refuser de reconnaître qu’on est du côté des dominant-es. On sait que nos pairs ont été assez dégueulasses, et c’est un euphémisme, envers les personnes non-cis.

Sauf que, très concrètement, personne n’a demandé à naître tout court. Personne n’a demandé à naître, et personne ne choisit son genre d’assignation, son orientation sexuelle, sa couleur ou ses éventuels handicaps. C’est souvent quelque chose que j’entends « Mais j’ai pas demandé à être dominant !!! ». Bah ouais mais tu l’es. Ce qui veut dire que tu as une responsabilité : celle de faire mieux que tes ancêtres. Ou, au moins ne pas faire pire. Ou, encore plus bas, tu as la responsabilité de reconnaître qui tu es dans ton ensemble et dans ton contexte social. À minima.

Lorsque tu es payé 20% de plus que moi car tu es un homme, tu profites du système. Tu aimes cette étiquette qui te donne le pass Premium, tu bénéficies d’avantages liés à ton privilège, la moindre des choses, c’est de l’admettre. Il va se passer quoi, ensuite, tu crois ? On va te ponctionner de tes 20% et me l’envoyer directement sur mon compte dès que je réussis à retrouver mon RIB ? Non. Il ne va rien se passer, car c’est toi le dominant. C’est toi qui décides si tu agis ou pas. Et il est nettement plus confortable de ne pas agir. Et ça te lourde qu’on te rappelle que tu pourrais, mais que tu ne fais pas.

Bon, maintenant, tu sais que tu es cisgenre. Il va se passer quoi ? Absolument rien. Ta vie ne va pas changer. Tu as juste un adjectif de plus pour te situer dans le monde.

Le mot est connoté ? Oui. Comme les mots « homme », « blanc », ou « valide ». Ce sont les mots qui décrivent une domination tout à fait tangible qu’on ne veut pas voir. Et c’est à toi de rendre ces mots moins péjoratifs. Je vis bien mon statut de femme cisgenre car je sais ce que cela implique, je sais que cela me différencie et me pose en dominante, mais ça ne veut pas dire que je suis une horrible personne. Je sais dans mon cœur que je ne suis pas une horrible personne, je suis à peu près en paix avec ce que je n’ai pas choisi (j’avoue, la maladie, ça fait chier), qu’on me dise cisgenre ne m’indiffère pas, car il me renvoie à cet ensemble d’oppressions, mais cela ne provoque pas en moi cette réactance des enfers.

Comme toujours : c’est ce que tu FAIS de tes privilèges qui compte. Personne ne va te chier dessus parce que tu es né-e cisgenre. Non. On va te chier dessus si tu te comportes comme la dernière des raclures. Et ça, que tu sois cis ou trans, en fait.