Hier, j’ai vendu 12 livres. C’est assez peu si on compare à une « vraie » personne, je sais. N’empêche, je suis contente.

Tu sais quel est le PREMIER truc qui m’est venu à l’esprit ? « Cool, je vais pouvoir le réinvestir pour offrir une version papier à chaque personne qui a offert une contribution, on va collectiviser tout ça et les gens seront contents et moi aussi ».

Inutile de dire que j’ai un très, très mauvais sens des affaires.

Je suis l’imbécile qui prévient son syndicat lorsqu’on lui propose un passe-droit sur une situation inégale. Si c’est « que moi », c’est sans moi. Je refuse qu’on me donne plus de droits, et je balance si ça se produit. En plus d’avoir un très mauvais sens des affaires, j’ai un comportement de proie en entreprise. Si je me tirais avec la caisse, je répartirais la somme équitablement et je ferais des virements depuis les Bahamas pour toutes les personnes non-cadres. Ne compte pas sur moi pour négocier une augmentation : d’autres en ont plus besoin que moi, et même s’iels ne font jamais partie des élu-es à la Prime, m’en fous, c’est un système injuste auquel je ne souhaite pas participer plus que mes obligations légales ne le nécessitent.

Et puis, là, je n’ai jamais considéré vivre de mon écriture, c’est même pas dans les prétentions de mes rêveries diurnes, je pars pas perdante, je fais ce qu’il me plaît et j’aime cette liberté que je peux m’offrir encore quelque temps.

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Est-ce pour autant dévaloriser mon travail que de le rendre gratuit et accessible ?

Parce que tu bosses pour l’amour de l’art, tu devrais obligatoirement le faire fructifier le plus possible ?

Ça me semble trop compliqué, car, avec une pression financière (contrat), j’altère mon écriture, juste un peu, pour que ce soit plus « vendeur » et que ça passe un peu mieux. Il y a mille ans, j’ai tenté la rédaction de contenu sur un site de critiques de pop culture : un article sur Miyazaki et l’image des femmes dans les productions culturelles japonaises (ça a vieilli, pas sûre que ce soit toujours intéressant). Pour la toute première fois de ma vie, hors lycée, j’avais une commande et des obligations : on ne tutoie pas le lectorat, on source absolument chaque virgule, on évite les formulations injurieuses, bref, c’était un bon exercice mais ça m’a perturbée. Je l’ai fait de bon cœur et gratuitement car j’aimais bien les personnes de ce groupe.

Lorsque je rédigeais pour un vague webzine féministe il y a 896 ans, j’étais relue par mes pairs. J’ai découvert que la bienveillance était en option lorsqu’on veut rester dans la pureté militante. Passé un stade, ça m’a glacée et j’ai recommencé à écrire en douce pour ma pomme.

J’ai aussi réalisé des sites web entiers pour des initiatives féministes et militantes que j’appréciais. La thune n’a jamais été une question : je l’ai fait car ça m’a fait plaisir d’aider. C’est mon travail, initialement, je bosse relativement vite, ça fait 20 ans que je fais ça, c’est comme tondre la pelouse mais avec des bases de données, quoi.

Je peins et je dessine. Je sais faire des trucs un peu jolis et ultra simples à produire. Je ne vends rien. Je ne signe même pas mes travaux.

La propriété, c’est le vol.

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En effet, je suis totalement inapte à la survie dans un monde néolibéral. C’est à la fois une paix intérieure et un gros handicap, car je suis quand même bien obligée de bouffer. Je sais me plier aux règles de l’Entreprise et devenir une Salariée exemplaire au départ, difficile à gérer par la suite. Lorsque je bossais pour, en gros, « chez Linky mais en différent », j’avais des annuaires de documentation technique sur les compteurs électriques en télérelève, je passais mes moments sans travail à m’informer, individuellement, sur chaque type d’appareil, sur les modalités de télérelève et je consultais les anciens tickets sur ce matériel. J’ai aussi bouffé toute la documentation technique relative à la DSN (Déclaration Sociale Nominative) pour comprendre ce sur quoi je bossais.

Difficile à gérer, car je suis autonome et personne ne peut m’empêcher de chercher à comprendre comment tout ça fonctionne en dedans. Ce qui est mal vu car les portes du savoir se doivent d’être hermétiquement fermées entre deux lignes de production. Je veux savoir comment bossent mes collègues, sinon cela n’a aucun sens. Hélas, la vie de bureau est finalement très similaire avec la vie en usine, au niveau des méthodes d’exploitation : tu réalises UNE action, la même, toute la journée, et tu dois le faire de plus en plus vite.

Lire le fonctionnement du « Lean Management » ou juste les pratiques de Ford et Taylor me plongent dans des abîmes de désespoir très profond.

Ta force de travail est spécialisée à l’extrême, te rendant ainsi à la fois dépendant-e de ton entreprise (si tu ne sais faire qu’un dixième d’un process, ça ne vaut pas grand chose ailleurs) et le plus productif-ve possible.

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J’ai, par exemple, passé des journées à faire la même action entre 300 et 561 fois (mon record). Je sais que je peux prendre entre 40 et 120 appels par jour en fonction du type de support. Je peux en émettre entre 80 et 200 sur la même période. Facile : j’ai été téléprospectrice. Dire un milliard de fois la même phrase ? Aucun souci.

Il se passe toujours un truc sur ce type de poste aliénant : au bout de 15 jours, je renonce. Je ne renonce pas au boulot, hein, je renonce à réfléchir. J’adopte une personnalité totalement dissociée au boulot. Pour que la pauvre conne qui se fait insulter au téléphone ne soit pas moi mais une alter-ego productive. Dans les transports, je passe mes dernières heures dans « moi », je lis un livre, j’écoute de la musique, puis 8h se passent et je me retrouve dans les transports en sens inverse.

J’utilise un mécanisme de « coping » acquis par le biais de traumas profonds pour survivre au travail, me blinder le plus possible, jusqu’à la casse, entre 6 mois et 2 ans. Et ce jour-là, je me barre, comme ça, je pars un soir avec toutes mes affaires et je ne reviens pas.

J’utilise un trauma pour en gérer d’autres, et c’est fantastique, quelque part, de voir le serpent de la maladie mentale se mordre la queue. Mon inaptitude me rend apte à subir des violences professionnelles parfois très graves, sans m’en rendre compte, car la violence, hein, tant qu’on n’essaye pas de m’assassiner au bureau, ça vaaaaaa…j’ai toute ma soirée et la pause de midi pour chialer.

N’est-ce pas totalement terrifiant, en vrai, que de se dire qu’on s’oblige à subir cette violence pour ne pas subir la violence institutionnelle des organismes bien sympa de te verser des clopinettes si tu es un élément improductif de la société ?  Subir le chômage ou le harcèlement au travail ? Franchement, autant bosser, tu gagnes plus de fric. Tu t’abimes plus, aussi, mais ça, on s’en cogne, t’es pas là pour t’amuser.

On organise l’incompétence de ses salarié-es pour les maintenir en dépendance : je sais annuler un rejet DSN sur un logiciel interne. Je ne suis pas censée savoir comment les taux sont calculés, je ne suis pas censée savoir que tel ou tel éditeur de paye fait toujours la même connerie dans le même formulaire, je ne suis pas non plus censée savoir de quelle manière les données sont transmises et via quels serveurs. Non, tout ce qu’on me demande, c’est de faire clic ici, clic là, une prise de décision en 0,03 seconde, dossier suivant.

Ton savoir n’est utile que dans un mono-cas, c’est tout ce qu’on te demande.

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Ainsi, à force de fractionner les tâches à l’infini, on perd en compétences métiers. Il n’y a plus d’interlocuteur-ice qui dispose de la vision de l’ensemble du process, même les boss n’en savent plus rien, à force. Les salarié-es avec plus d’ancienneté partent, les liens ténus entre deux actions s’effacent et on finit par ne pas savoir pour quelle raison on clique sur ce foutu bouton.

Inévitablement, le service perd en qualité, car tu ne sais pas répondre aux demandes complexes. Pire, si tu le sais, tu ne peux rien faire ni même dire à ton client que tu sais le faire, car tu n’as pas l’autorisation de dire ou faire quoi que ce soit d’autre que les clics imposés. J’ai bossé chez un opérateur en téléphonie mobile, circa 2006. 15 personnes d’un même hameau appellent pour dire que le réseau mobile est tombé, le maire appelle pour dire que l’antenne relais a pris la foudre, mais le superviseur te convoque devant la direction car tu as dit « C’est sans doute l’antenne, madame, vous n’êtes pas la seule dans la zone, l’intervention a été planifiée, je n’en sais pas plus, mais les personnes compétentes y travaillent. » au lieu de suivre la fiche A12 « Merci Madame Durant de bien vouloir éteindre et rallumer votre mobile, nous allons faire un test croisé avec un autre appareil ». J’aurais préféré dire que c’est si ubuesque que ça n’arrive jamais, haha, mais t’aurais vu comme je me suis fait pourrir…avant de me refaire pourrir sur ma durée d’appels qui était trop longue. Connards. Faire faire 56 étapes pour rien au lieu de dire « réseau KO », en effet, ça ne me fait pas performer de ouf. PARDON !

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Te rendre incompétent-e te rend dépendant-e de ton employeur. Une personne (moi) qui arrive en formation et qui aide à débugger un truc récurrent remonté dans le ticket jh-278 en exposant les cas de figure où l’incident se produit et la manière de contourner pour continuer la prod, ça les fait visiblement chier. Un jour, j’ai demandé à quel moment on nous donnerait le cahier technique. La formatrice n’a pas compris ma question et tout le monde a ri.

C’est dangereux, car c’est que ça fait de moi une personne qui peut dire qu’elle maîtrise l’admin fonctionnelle sur le CMS Jahia car elle l’a appris en environnement de formation maison, sur un serveur virtuel, parce qu’elle voulait absolument comprendre pourquoi cet échange-là rabote la moitié de ses paramètres. 15 jours de formation à la maison, le soir, le week-end. De la documentation lue, des dizaines de bouquins annotés. Lorsque je galérais, c’était simple : j’étais dépendante d’une personne qui en savait plus que moi. Maintenant, j’ai développé une compétence que je peux utiliser chez d’autres employeurs. Ce qui ne les arrange pas du tout, car soit il faut me payer plus, soit il faut s’arranger pour que je sois coincée à mon poste. Sauf que, quand je suis acculée, je me casse.

C’est ce qui fait de moi une personne qu’on aime bien employer, mais qui devient trop rapidement autonome et qui s’ennuie tout aussi rapidement. Mon cerveau ne peut s’éteindre que sur des tâches peu complexes, c’est pour ça que j’aime bien le travail de bureau : je fractionne ma pensée, je peux bosser ET écrire un article dans ma tête. Si on me demande d’avoir une expertise supplémentaire, j’adore ça, mais mon cerveau ne cesse jamais d’apprendre et je ne sais plus « couper ».

Tout ceci, et bien d’autres modalités de travail que je n’ai pas connues, relèvent de la planification de l’incompétence. L’astuce, c’est de te faire croire à ton incompétence pour te garder, tout en te payant le moins cher possible. On peut citer le « Principe de Peter », ici, même s’il est un peu controversé.

Selon ce principe, « dans une hiérarchie, tout employé a tendance à s’élever à son niveau d’incompétence », avec pour corollaire que « avec le temps, tout poste sera occupé par un employé incapable d’en assumer la responsabilité »
(https://fr.wikipedia.org/wiki/Principe_de_Peter)

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En résumé : la valeur de ton travail ne sera jamais calculée en fonction de la qualité ou la quantité de celui-ci, mais en fonction de ton degré d’incompétence et de spécialisation.

Pour en revenir à la gratuité : un travail gratuit peut avoir de la valeur. Si tu connais un peu Minecraft, tu sais à quel point les gens peuvent se montrer créatif-ves si on les laisse jouer  à leur aise. Des gens via l’association Reporter Sans Frontières ont bâti, par exemple « The Uncensored Library » pour rendre accessible des articles de presse censurés dans certains pays. Combien ont entièrement reconstruit le Mordor ou Winterfall ? Tu savais qu’une communauté de 130 000 joueur-ses avaient recréé le monde sur Minecraft ?

Les gens sont en capacité de franchir des limites inouïes, juste pour l’amour de l’art. Gratuitement. Parce que ça leur plaît. C’est aussi pour ça que l’open source, l’accessibilité des documents et de la recherche scientifique ou le piratage éthique existent.

Et je trouve ça beau. Infiniment plus que des innovations automatiquement brevetées qui ne serviront qu’à une fraction de la population : celle en capacité de porter un projet privé ou de financer une exclusivité et ce genre de manipulations de rétention du savoir.

Ce qui est gratuit peut, et a, de la valeur. Or, la seule gratuité connue du monde de l’entreprise, c’est celle du stagiaire ou de l’artiste qu’on rémunère en visibilité. C’est à dire une gratuité de fait, l’obtention de valeur ajoutée en échange de vent. On SAIT qu’on vole de la force de travail, car un service ou produit est rendu, mais on profite d’une conjoncture économique de merde pour tenter de la faire à l’envers aux gens à la dèche. Et ça fonctionne.

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Crois pas, j’ai bossé pour cette gratuité. Mon travail a de la valeur, tout comme le tien. Puis il s’agit de choix. Le mien est de rendre tout le plus accessible possible, parce que je peux me le permettre. C’est un choix, que je fais, de créer librement et sans contrainte éditoriale autre que mon humeur du jour. Je considère qu’avoir le temps de créer est un privilège, alors j’en abuse jusqu’à épuisement des stocks.