Je cherchais un mot pour dire qu’un père était attentif à son fils, et j’ai eu un gros blanc. Si on dit « materner », on ne dit pas « paterner », si ?

Le CNRTL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales) est mon ami, je cherche, donc.

« Paterner » et « paternel » ont la même racine : le Père.

On parle ainsi de devoir, d’autorité, de bénédiction, de soutien paternels. On parle aussi de Dieu le Père, de paternalisme. La place de la tendresse paternelle est limitée, même si existante.

Exemples :

  • Il me mit une main sur l’épaule d’une façon paternelle (Vigny, Serv. et grand. milit., 1835, p.174)
  • [Le docteur] s’exprimait doucement, paternel, tranquille, gentil (Mauriac, Plongées, 1938, p.40)
  • Elle avait dû reprendre sa place dans la maison, mendier le pardon paternel avec un front d’airain (Bernanos, Soleil Satan, 1926, p.94)
  • À l’accent misérable de cette petite voix, Mr Ancelot sentit un mouvement de sa tripe paternelle (Aymé, Travelingue, 1941, p.150)
  • C’est l’amour, la charité paternelle de Dieu pour nous qui fait toute cette oeuvre (Dupanloup, Journal, 1873, p.347)
  • La providence paternelle de Dieu à l’égard des hommes et la confiance filiale de ceux-ci en la bonté infinie du père céleste (Théol. cath.t.4, 11920, p.1017)
  • Je hais les imbéciles, mais je hais encore davantage ceux qui font des fautes malgré les soins paternels dont on les entoure. (Balzac, Début vie, 1862, p.469)
  • Image paternelle. Deux fixations et deux complexes sont possibles de la part de l’enfant à l’égard du père et de la mère, un complexe paternel et un complexe maternel (Mounier, Traité caract., 1946, p.97)
  • Souvent la motivation inconsciente de l’art est le désir de charmer l’autorité ou le groupe humain sur lesquels l’artiste a fait un transfert paternel (Choisy, Psychanal., 1950, p.66)

D’accord, on a la figure paternelle toute puissante et bienveillante pour nous couvrir de son manque d’attention, jusqu’ici tout va bien. On notera la présence de psychanalyse, évidemment, discipline qui se centre autour du devoir du père et des fautes de la mère. Cherche « maman crocodile Lacan » dans Google, tu vas voir, c’est sympa.

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Cela dit, j’ai pas demandé « paternel » mais bien « paterner ».

👉 Paternage, subst. masc.,néol. [Formé sur le modèle de maternage] Fait pour un père de donner des soins (biberons, promenade, etc.) à son enfant en bas-âge, pour aider son épouse. Aujourd’hui, on leur dit [aux pères]: Assistez à la naissance de votre enfant, occupez-vous en dès les premiers jours. Les pères tiennent ainsi un nouveau rôle: qualifié de «paternage» lors d’un récent congrès (Femme pratique, févr. 1978, p.57, col. 1).Affectivité, tendresse, maternage, paternage, des valeurs que les hommes commencent à découvrir eux aussi (Le Pèlerin, 1ermars 1981, no5126, p.25, col. 1).

👉 Paternaliser, verbe trans.,rare. Donner un caractère faussement paternel ou paternaliste à (un sentiment, un comportement). Empl. pronom. passif. Devenir faussement paternel ou paternaliste. Le vieux redevient respectueux des avis de sa femme. Il sent l’écurie. La fausse camaraderie, qu’il avait cru bon d’adopter au départ, se paternalise de plus en plus (H. Bazin, Vipère, 1948, p.161).

👉 Paternalité, subst. fém.,hapax. Particularité paternelle. Je lui trouve l’air spirituel, mais c’est peut-être une paternalité (J. de Maistre, Corresp., t.2, 1806-07, p.262).

👉 Paterner, verbe intrans. Jouer son rôle de père dans les fonctions interchangeables avec celles de la mère. Stéphane Dichev médite: «N’attribuons pas à un sexe un rôle exclusif. Maternité ne signifie pas appropriation. Je demande à paterner» (L’Express,27 sept. 1980,p.150, col. 1.)

 

Si tu es attentif-ve, tu auras noté les dates associées aux exemples : 1978, 1981, 1980. Les formes « Paternaliser » et « Paternalité » ont des dates plus anciennes (1948, 1806). L’utilisation de « paternalité » élargie (documents, articles) est beaucoup plus récente (post 2000 dans ce que j’ai trouvé). Concernant « Paternaliser », on remarque que c’est le verbe qui donne « paternaliste », qui, lui, est utilisé depuis que Dieu le Père existe.

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Okay, pourquoi tu pinailles, meuf ?

Parce que « materner » est plus utilisé et ce car lorsqu’il s’agit de soins aux enfants ou aux personnes dépendantes, on parle de femmes ? Donc tu prends le dico, tu cherches des dates, et…?

Et on tient un truc un peu important.

« Materner » est un verbe couramment utilisé : on materne un enfant, on est maternante. En effet, on est reliées ici aux enfants et à la reproduction. On agit en maternant : on change des couches, on s’occupe des malades, on couvre de notre bienveillance les personnes qui en ont besoin. On agit en direction d’autrui.

« Paterner » est un verbe qui n’est pas ou peu utilisé. En revanche, on paternalise, on a la paternité de quelque chose, on est Dieu le Père, on accorde son pardon ou sa bienveillante paternelles, et cela n’a pas le même sens. On se place « au dessus » de la personne à couvrir de son attention. On se place en protecteur, en supérieur, on agit « en bon père de famille ».

Paternité : on a la paternité d’une invention, on est le paternel d’un enfant, on a le droit de pardon ou d’exil tout comme on possède les murs de sa maison. Paterniser, c’est posséder, avoir une autorité ou un ascendant sur autrui. La maternité est,  elle, souvent plus associée aux soins, à l’affection, à une sensation enveloppante de bien-être et de prise en charge de nos besoins.

Patrimoine, patron, patronyme, patricien, Jupiter, patrie,  sont issus de la même racine latine (« pater »). Patriarche, patriarcat viennent du grec (même sens).

Je pensais que le « patent » anglais (le brevet) avait les mêmes origines, mais non, ça vient de « patens ».

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« Paterner, verbe intrans. Jouer son rôle de père dans les fonctions interchangeables avec celles de la mère. » « Maternité ne signifie pas appropriation. Je demande à paterner »

Ici, on demande à pouvoir exercer les mêmes fonctions qu’une mère. Car les fonctions de la mère ne sont que des rôles sociaux : sorties de la grossesse, de l’accouchement, de l’allaitement, tout est interchangeable. Un homme peut ne pas élever ses enfants, comme l’a fait le mien. C’est habituel, parce que ce n’est pas ce qu’on lui demande. On lui demande d’assurer subsistance et de laisser les mamounes mamouner. S’il n’assure pas la survie des siens, il n’est pas un bon père de famille.

Le « bon père de famille » a disparu du code civil en 2014. DEUX MILLE QUATORZE.

Le Monde nous en parle, le 21 août 2014 :

C’est ainsi que l’article 1728 du code civil concernant la location, ne dit plus que « le preneur est tenu d’user de la chose louée en bon père de famille« , mais qu’il est « tenu d’user de la chose louée raisonnablement »
L’article 627 ne dit plus :  » L’usager, et celui qui a un droit d’habitation, doivent jouir en bons pères de famille« , mais « L’usager, et celui qui a un droit d’habitation, doivent jouir raisonnablement ». Et ainsi de suite.
[…] Cette réforme provient d’un amendement introduit par Brigitte Allain (EELV) et les députés écologistes, pendant la première lecture, à l’Assemblée nationale, le 21 janvier.

Un « bon père de famille » est raisonnable. C’est le terme qui a été substitué.

Un bon père de famille est donc l’exemple de raison et de bon sens.

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Les mots sont importants.

Je sais que mon questionnement ne m’apporte que la confirmation de ce que je sais déjà : paterner, c’est posséder, materner, c’est exercer une fonction indissociable de son état. On attend d’une mère ou d’une femme qu’elles maternent : c’est dans le pack de base. Une femme a des fonctions, elle doit répondre à ce qu’on attend d’elle : amour, chaleur, pardon, refuge, mais aussi nourriture, hygiène, éducation et ocytocine. Ces fonctions sont intrinsèques à l’état de « femme ». Lorsqu’on parle d’enfants ou de parentalité, on va pas se mentir, ça concerne à 90% des femmes. On accouche à la maternité. Surtout, personne ne doute de notre maternité, car on délivre un enfant en live : la maternité va de soi. Un homme pourra faire chier jusqu’aux tests ADN pour refuser de reconnaître son enfant. Un père peut être absent toute la vie, la paternité c’est variable, on n’attend pas d’eux qu’ils soient aux petits soins toute notre vie, on attend leur validation, leur soutien logistique, leur appui moral et leurs contacts au Rotary Club.

Un homme peut avoir la paternité sans avoir donné la vie. D’ailleurs, un homme cisgenre n’accouche à priori pas. C’est à lui de reconnaître (ou pas) son enfant. Il a le choix de l’accepter ou non. Sa paternité possède un sens beaucoup plus vaste, qui dépend de lui. Une mère n’a pas le choix, elle. Un homme paternaliste pourra paterner d’autres personnes que ses enfants, car paterner n’est pas symétrique à materner.

Et alors ?

Et alors ?

Bah rien. Je me suis posé une question la semaine dernière, j’ai pensé que ça ferait un billet intéressant. Je n’ai pas d’autre solution qu’un féminisme acharné pour répondre à tout ça, en gros ça ne change rien. Sauf que les mots sont importants : en étudiant le sens porté par ceux-ci, on peut mieux comprendre l’idéologie qui passe par le langage courant. Je suis relativement cultivée, j’ai lu et je lis énormément de trucs et je n’avais JAMAIS rencontré « paterner ».

J’ai mis 41 ans à réaliser l’absence de ce mot dans mon dictionnaire interne. Une absence, c’est un indicateur : je grave en creux ma compréhension du monde. Comment penser la paternité féministe alors que les mots n’existent pas, ou ne sont pas utilisés ?

Tu peux dire que tu paternes, ou pas, on s’en fout, c’est pas le fond du truc. Le fond du truc c’est qu’on a une lacune, une absence, un manque, pour expliquer de manière courante le rôle des pères. C’est très significatif, même si ça ne change rien. On ne pense pas le père, excepté dans son rôle de « bon père de famille ».

Mon correcteur orthographique ne connaît ni paterner, ni paternaliser, ni paternalité ou paternage.

Sans le langage, on ne peut pas penser avec subtilité. C’est pour ça que les mots sont importants.