Je ne sais pas quelle heure il est. On est en octobre, en 1991, j’ai 9 ans. C’est ce que je sais. Je pense que je suis dans ma maison, dans mon lit. Ou pas.
Ou pas, car je ne peux pas vérifier. Le radio-réveil est à ma droite, mais je ne peux pas lire l’heure. La panique arrive.

Elle crève le plafond quand je le vois, debout au pied de mon lit.
Je le sens et je l’aperçois du coin de l’œil. Je sais qu’il est là et qu’il m’observe, me pensant endormie, tout comme je sais que dans quelques instants il va me pincer le nez pour voir si je dors ou pas. J’ai tellement peur de lui que je le laisse faire et je feins le sommeil. Je sais qu’il sait que je triche, mais ça fait partie de son jeu. Si je ne joue pas, je le regrette vite.

Puis…rien.
L’ombre continue à m’observer, sans bouger. Le temps s’étire à l’infini, suspendu dans cet échange silencieux qui n’en est pas un. J’ai peur. J’ai atrocement peur, j’ai peur à en crever, mais je ne bouge pas. J’attends, mais il ne se passe rien.

☠️☠️☠️

Je ne sais pas si on me demande si j’ai bien dormi. Je le vois, lui, debout, nos regards se croisent mais je ne lis pas la frustration dans ses yeux.
Je ne suis pas punie et sa fureur matinale touche mon petit frère. C’est horrible, mais j’en suis soulagée, tout comme mon frère doit être soulagé quand c’est mon tour.

N’empêche, y’a cette sensation d’étrangeté. Pourquoi il n’a rien fait, cette nuit ? J’ai appris à ne pas me contenter de réponses rapides à force de le connaître. Il y a un piège, forcément, et je vais en prendre plein les dents dès qu’on sera seuls. J’ai obligatoirement fait une connerie à un moment.

La journée se passe, rien ne se passe.

Je rentre de l’école, rien ne se passe non plus. Enfin, « rien », il se passe la violence ordinaire, mais rien de plus. Pas de punition, rien. Oh, mon agresseur nous terrorise en nous hurlant dessus, en nous tuant verbalement avec ses critiques sanglantes et ses répliques cinglantes. Mais c’est la routine.

Et moi, je ne comprends pas. Je retourne me coucher, il vient me voir, évidemment, pour me « dire bonne nuit ». C’est tout. C’est déjà pas mal mais c’est tout. Je suis perdue. Est-ce que j’ai trouvé la bonne recette pour le contrer ? Mes sortilèges d’enfants ont-ils enfin porté leurs fruits ?

🐾🐾🐾

Réveil. Angoisse sourde, profonde. Cœur qui bat aux tempes.

Panique.
Il est revenu, et ils sont deux. Je pleure de terreur, mais rien ne sort de mes yeux. Dans l’obscurité, je vois une silhouette se pencher et murmurer quelque chose à l’autre silhouette. La peur m’a totalement gagnée mais je reste figée, sidérée. Et il ne se passe rien. J’entends des murmures, puis un dialogue que je ne sais pas décrypter. Il faut absolument que je bouge et c’est impossible. La peur. Le lapin dans les phares d’une bagnole, c’est moi.

Je ne dors plus, de peur de les revoir. Je veille jusque 3h du matin, chaque nuit, pour ne pas qu’on me trouve endormie. Je veillerais bien toutes les nuits mais mon organisme commence à fatiguer de cette absence de sommeil.
Mon agresseur ne vient plus. Ma lumière reste allumée toute la nuit, il a dû le voir. Oh, il reviendra, mais j’ai un peu de répit.

Mais un soir, je tombe de sommeil. Les nuits courtes successives ont eu raison de ma peur. J’ai sommeil, il faut que je dorme, je me laisse couler. Et cette fois ils sont trois, à me fixer. Bizarrement, j’ai moins peur. Je suis presque familiarisée avec cette situation dont je n’ai parlé à personne jusqu’ici.

Je me dis que je suis folle, comme mon agresseur me le répète souvent. J’invente. J’entends des voix, comme les folles. Les folles on ne les croit pas quand elles se font violer, aussi, c’est pratique. Tout est dans ta tête.

Dans ma tête.
Dans ma tête ?

🦖🦖🦖

J’ai 15 ans. Mon agresseur est parti dans un ultime claquement de porte. De toutes façons, je ne l’intéressais plus depuis un moment. Nous avons déménagé, loin de cette maison remplie de mauvais souvenirs.

Alors…pourquoi ces personnes continuent à m’observer ?

Il y a eu des accalmies depuis leur première apparition. Quelques mois, quelques jours, une année…ces pauses me permettent de reprendre le dessus, parce que je ne dors pas, je ne dors plus, je dors mal, j’ai peur durant la nuit, peur de les revoir encore.

J’ai accès à des substances qui me font dormir : un petit verre de vodka, un gros pétard, rideau. Je m’assomme chaque fois que je sens qu’ils vont revenir. Avec les années, je m’assomme chaque soir.

Mais ils reviennent, une nuit. Ils sont 8, au moins, tout autour de mon lit. Ils chuchotent, je perçois des mots mais rien n’a de sens. J’ai toujours peur, mais je me dis que si personne ne m’a étripée en 6 ans, il s’agit d’autre chose que je ne comprends pas. Suis-je un sujet d’expérience ?

Je veux comprendre.
Alors je lis des livres et forcément, des livres d’occultisme. J’emprunte à la bibliothèque, j’en vole en librairie, j’en achète certains. Je lis, je m’empiffre de ces lectures, sans jamais mettre le doigt sur ce qu’il se passe. Évidemment, ce sont des fantômes, des esprits, des spectres ou tout autre entité de ce genre. Toutes mes lectures me le confirment : je suis hantée.

Mon univers prend alors une drôle de tangente.
Je tente par tous les moyens de communiquer avec ces choses, sans succès. Mais je les perçois de mieux en mieux, parfois même en pleine journée. Un souffle glacé dans mon cou, comme une corde qui me rappelle à mes nuits.

🦕🦕🦕

J’ai 17 ans. Nous avons encore déménagé et cette maison est étrange. Un peu construite n’importe comment, un peu tordue, un peu flippante.
Un jour, j’ai un « flash » et je vois le sol en terre battue et, très étrangement, un tapis rouge sur les escaliers. C’est tellement incongru que l’idée me reste un moment. Pourquoi mettre un tapis rouge-la-classe si le sol de ton rez-de chaussée est en terre battue ? Ça n’a aucun sens.

Je continue mes lectures ésotériques, en fin de compte ça me rassure d’avoir une explication, quelle que soit l’explication. Je peux entendre « c’est un fantôme », je ne peux pas entendre « ce n’est rien », parce que je les vois encore, parfois, m’observer en pleine nuit. Je sais que ça existe, je les vois bel et bien !

Leur présence est presque devenue habituelle. J’ai toujours peur, mais ça fait 8 ans que ça dure et force est de constater que je suis toujours en vie. Peut-être que ces ombres se nourrissent de ma peur ? C’est une hypothèse solide selon mes bouquins.

Alors, je vais les affamer.
Je vais devenir plus puissante qu’eux et les faire disparaître. Je peux le faire, je le sais, j’en suis capable. Ça risque d’être dur, mais je vais le faire.
Je m’entraîne avec des exercices de visualisation et tout le truc, je me fais des talismans, je suis prête.

La réponse est violente. Des objets disparaissent ou réapparaissent dans des endroits improbables. Ma brosse à dents se retrouve dehors, devant la porte de la maison. Mes affaires se cachent, parfois un objet tombe au sol de son propre chef.
J’ai peur, j’ai très très peur, c’est la première fois que je vois leur action sur le réel. Ils peuvent donc agir et me faire du mal et moi je les ai provoqués…

Ok mais…pourquoi je suis toujours là ? Pourquoi je ne suis pas blessée ? Et pourquoi me visitent-ils beaucoup plus rarement, maintenant ?

Je ne comprends rien, jusqu’à ce que je rencontre un voisin qui est né ici. Lorsque je lui explique où j’habite, il fait « Ah… ». Mais il vient quand même, il a intérêt, j’ai des questions à lui poser sur la maison.

« Oh oui ça fait un moment que je ne suis pas venu ici ! Regarde, là tu as un cagibi avec une cache. Et puis c’était vraiment des gens bizarres : leur sol était en terre battue mais ils avaient mis un tapis rouge sur les escaliers…et ensuite, le mari s’est pendu dans le grenier. »

Ah.

🐿🐿🐿

24 ans. Je retrouve ma chambre d’ado après un fiasco de la vie. Durant ces quelques années, j’ai été assez paisible niveau fantômes, j’ai eu affaire à de la violence purement humaine et c’était déjà pas mal. Je n’avais plus le temps de penser, surtout. Mon agresseur me réveillait la nuit, aussi, pour « discuter », comme le font souvent les agresseurs. La privation de sommeil est une arme.

Les retrouvailles se font lors de ma seconde nuit dans mon ancien lit.
J’ai été surprise, au début, puis je me suis souvenue. Et allez…vous ne m’aviez pas manqué. Je subis, en silence, cette routine qui revient littéralement me hanter.

Puis un soir, ma mère sort, mon frère fait sa vie, je suis seule dans ma chambre. Juste au dessus de ma tête, la chambre de ma mère, vide. Je réfléchis à rien, je fume ce qu’il me reste, j’éteins la lumière et j’entends des pas. Ça marche au dessus de ma tête. J’entends le raclement d’un objet sur le sol, puis des bruits non identifiables.

Ce que j’identifie, en revanche, plutôt bien, c’est le bruit de la chute d’un corps. Les tabourets tombent en une seule fois, un corps ça fait plusieurs chocs, je le sais, on m’a défoncé la gueule plusieurs fois sur différents types de sols, ça donne presque une expertise en la matière.

Je suis ABSOLUMENT pétrifiée de terreur.
Mais les pas reprennent. L’objet racle le sol. Le « corps » tombe. La scène se répète plusieurs fois, puis le silence, presque plus inquiétant que le bruit. Je sais que je devrais aller voir mais y’a pas moyen que j’aille voir.

Quelques semaines plus tard, mes observateurs nocturnes sont de retour.
Sauf que là, j’entends les pas. Ma mère dort dans sa chambre, on est en plein milieu de la nuit, c’est peu probable que ce soit elle.

Alors, je m’énerve. Je leur dis de se barrer, je dis au fantôme du dessus de me foutre la paix, je leur dis que j’en ai plein le cul et que je veux dormir. Si ils veulent obtenir quelque chose, ils ont qu’à demander, je les entends parler entre eux, je sais qu’ils peuvent communiquer, donc merde, à la fin, cette fois ça suffit, demandez ou cassez-vous ! Toute la colère sort enfin et ça fait un bien fou.

A cet instant, je sens ma gorge se serrer. Un poids sur ma poitrine, de plus en plus lourd. Non seulement je ne peux pas bouger, mais on est en plus en train de m’étouffer, j’ai du mal à respirer. Sauf que là, j’ai pas 9 ans. J’en ai 24 et j’en ai assez bavé pour ne pas me laisser faire.
Je commence à suffoquer, mais je réussis à me libérer de l’emprise et je me retrouve, assise dans mon lit, les yeux grands ouverts, reprenant mon souffle et laissant la panique se dissiper.

Merde, ça a été grave, cette fois. J’ai failli étouffer. J’ai failli mais j’ai vaincu, en fait. Ouais mais ça prend des proportions que ça devrait pas prendre. Merde.

👻👻👻

Le fantôme n’est jamais revenu me voir, j’ai pensé avoir vaincu.

Mes habituels visiteurs nocturnes, si. Mais quelque chose a profondément changé en moi : je n’ai plus peur. J’ai grandi, j’ai de solides connaissances occultes depuis le temps, je me sens forte. J’ai avancé en âge et ils ne m’ont jamais fait de mal, pourquoi m’en faire à présent ?

C’est en regardant « Les Enquêtes Impossibles » de Pierre Bellemare que j’ai compris. J’écoutais d’une oreille distraite des redifs de redifs.
« Paralysie du sommeil »
Un trouble du sommeil souvent associé avec des « apparitions » fantasmatiques qui font super peur. La paralysie s’explique car quand on rêve, vaut mieux pas qu’on bouge si on ne veut pas éborgner son mari. Le somnambulisme est le mécanisme de paralysie qui déconne, en résumé.

Wait…what ?
Je ne suis pas la seule ?
C’est un phénomène « normal » lié aux troubles du sommeil qui est documenté depuis des siècles et j’ai gardé ça pour moi toutes ces années de peur qu’on me prenne pour une cinglée ? J’ai attendu d’avoir 28 ans pour découvrir ça ??!

Absolument presque tout s’explique, dans ce cas…
Les insomnies infantiles dues aux abus et l’hypervigilance ? De bons ingrédients pour se réveiller en pleine nuit en plein rêve. Et ça colle, j’ai fait beaucoup de rêves lucides également. Alors j’attends que ça recommence. Je n’ai plus trop les silhouettes dans la nuit, depuis que je ne dors plus seule. Mais j’ai des moments similaires lorsque je sieste.

Avec un peu d’entraînement et surtout une connaissance du phénomène, je n’ai que très rarement des phases de panique intense. Mes spectres ont disparu. Je sais que je rêve, que je dois me rendormir pour me réveiller. Ça roule. Je ne contrôle pas les phases de paralysie du sommeil, mais je sais en sortir.

C’est en détricotant tout ça que j’ai peu à peu abandonné mes croyances paranormales. Parce que tout s’explique, même l’inexplicable. La solution la plus simple est sans doute la meilleure.

Bienvenue en zététique dans son sens premier 🙂

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C’est comme ça que j’ai revu la topographie des lieux où j’avais vécu mon « attaque ».
En réalité, la maison de ma maman est collée à une autre maison. J’ai entendu mon voisin du dessus. L’appartement a été vacant un moment, je n’avais pas entendu de bruits de ce côté là encore, je ne me doutais pas que c’était bien une personne vivante (et très mal éduquée parce que le coup de traîner des trucs au sol en pleine nuit, tu fais chier).

Le tapis rouge ? Je l’ai noté ensuite mais il y avait des trous sur les marches, probablement pour maintenir un tapis. Un tapis sur un escalier ? Rouge, forcément. J’ai vu les trous, mon esprit les a remplis.

Le sol ? Je n’ai pas d’explication mais…j’ai vécu dans une maison au sol en terre battue pendant un moment, quelques mois avant, pour moi c’est pas forcément anormal de concevoir ça.

L’étouffement ? Crise de panique amplifiée par la peur intense que je ressentais.

En déroulant la pelote, je ne rends compte que je me suis totalement laissée entraîner par mes biais de confirmation et mes croyances alors que beaucoup de choses ont une explication rationnelle et décevante (ouais, ça claque quand même, une équipe de fantômes assignés nan ?).

Après 19 ans sans explications tangible, je découvre la réalité véritable. Et c’est cool. Je suis déçue parce que ça fait une touch gothique adorable, les fantômes qui te surveillent, mais je sais maintenant me réveiller et gérer mes phases de paralysie du sommeil.

La peur est partie, aussi. Pas tout à fait, mais je n’appréhende plus de passer la nuit dans un lieu nouveau. Enfin, si, j’appréhende toujours, mais pas pour ces raisons-là, juste parce que j’aime bien mon lit.

🍎🍎🍎

Ma vie n’est pas moins amusante qu’avant. Elle est juste plus rationnelle et mes nuits sont heu…meilleures ? Un peu ?
J’ai toujours des moments de paralysie du sommeil, sur le thème de « il est 18 h tu as oublié d’aller chercher ton enfant à l’école !!! » mais personne ne vient me surveiller en chuchotant.

J’ai appris à débunker mes croyances, à toujours remettre en question ce que je pensais savoir. Et ben, c’est plus simple de juste croire.

Cette fin est presque décevante, non ?
Finalement, tout était explicable. Presque.

Mais t’en fais pas, j’ai toujours peur de ce qui se cache derrière le rideau de douche.

J’ai gardé certaines croyances-doudou, parce que je fais bien ce que je veux de ma vie et de ma rationalité, en fait. Je sais que je crois en des choses qui n’existent pas, et je m’en fous. Les véritables monstres sont faits de chair et d’os, pas besoin de vampires.
J’ai plus mes visiteurs de la nuit mais je crois encore, quelque part, que tout se paye un jour.

Tiens, je vais voir si mon agresseur est mort ou pas encore.
Non, il est encore vivant, il continue sa carrière et il a même maintenant une fiche à lui sur IMDB. Ça t’étonne ? Moi non. Ah, il bosse toujours avec des enfants, oui, pourquoi ?

Je m’en fous. Un jour tu vas crever et ça vaudra tous les fantômes du monde à mes yeux. T’es vieux maintenant, je suis sûre que tu clopes toujours.
En tout cas, moi, j’ai plus peur de toi, plus du tout. Je viens de te chercher sur Google et j’ai même pas trop…ouais…nan j’ai rien dit…c’était une super mauvaise idée…ouuuuh

On s’en fout. Ton heure viendra 💀