Ce matin, j’ai envie de te parler d’une des fables capitalistes, représenté par une courbe reprise par les Steven Pinker et autres psycho-évolutionnistes adeptes de la loi du plus fort.

Steven Pinker est psychologue, pas économiste ou statisticien. Je ne suis ni psychologue, ni statisticienne, mais ça va faire un an que je me documente sur ce cas et que j’ai appris plein de choses.
Surtout, Pinker se décrit comme « optimiste ». Le monde va mieux, le monde va même beaucoup mieux, avec le progrès, l’humanisme et les mecs blancs cisgenres CSP+.

Voici une des courbes qu’il utilise :

En abscisse ⬆ , le nombre de personnes sur terre, en ordonnée ⬅, les années entre 1816 et 2008, en ordonnée ➡ le GDP per capita. Les statistiques sont à la fois le nombre de personnes vivant en « démocratie » et le « GDP per capita » (par tête). La courbe augmente drastiquement après la seconde guerre mondiale mais avait entamé sa croissance, en partant de zéro, au début du XIXème siècle

Le GDP signifie Gross Domestic Product, c’est  équivalent au PIB, Produit Intérieur Brut.

« Le produit intérieur brut aux prix du marché vise à mesurer la richesse créée par tous les agents, privés et publics, sur un territoire national pendant une période donnée. Agrégat clé de la comptabilité nationale, il repré­sente le résultat final de l’activité de production des unités productrices résidentes. »

« Le Produit intérieur brut (PIB) est un indicateur économique qui permet de mesurer les richesses créées dans un pays au cours d’une période donnée. »
(Merci Google)

En gros, c’est combien « vaut » un être humain, en moyenne.

J’ai le graphique simplifié utilisé par Pinker dans son livre, aussi :

En gros, avant le XIXème, les gens étaient pauvres, et soudain, la fortune.

Donc le monde va mieux, on peut maintenant ranger notre Steven Pinker dans son armoire, on l’époussettera plus tard.

Non ?

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Le XIXème siècle est la période d’agressivité débutante du capitalisme, lorsqu’on a su automatiser, produire à la chaîne, développer des industries et « rendre le monde meilleur ». Si tu as lu les fiches de lectures sur « Le capitalisme patriarcal » de Frederici, tu sais déjà ce que je vais dire : c’est la période où la violence capitaliste a permis l’asservissement plus prononcé des femmes et des travailleur-ses précaires, la période coloniale la plus brutale dans son systématisme. Esclavage (dernier esclave : 1942, deal with it), surexploitation des populations précaires en vue d’en extraire les quelques pennys qui traînaient et début des « super méga riches ».

C’est donc une période charnière pour le capitalisme, un moment où il s’est senti pousser des ailes et a pu dominer le monde, corps et âmes. La Révolution Industrielle ne s’est pas réalisé uniquement grâce à quelques esprits de génie, mais à toutes les petites mains qui y ont passé leurs vies. On est, en résumé, assis-ses sur des centaines d’années de souffrance et de gosses qui fabriquent nos téléphones. Mais le monde va mieux.

« Oui, mais le PIB, regarde moi ça ! Et on a plus la polio en plus ! Et des voitures ! Et des PC, espèce de social-traîtresse, tu devrais écrire sur une feuille de palmier avec ton propre sang au lieu de te la péter »

Donc, oui, effectivement, depuis le XIXème siècle, l’ensemble du monde est plus riche et en meilleure santé. En moyenne. Genre au Nigéria ou au Tchad, on a une espérance de vie d’à peu près 53 ans, mais ça, on en parlera plus tard, c’est à dire jamais, parce que ça compte pas.

Oui, je déconne.

Cela pose plusieurs problèmes, en réalité, les choses ne sont pas si simples. On va décortiquer ça. J’ai été aidée par plusieurs docus dont une vidéo de Unlearning Economics, c’est en anglais, c’est super long et je vais te résumer le truc mais ça vaut le coup d’être vu (https://www.youtube.com/watch?v=fo2gwS4VpHc)

Les sources utilisées pour cette vidéo sont mentionnées dans ce document : https://docs.google.com/document/d/1BorNY86DNQ-p32XYDJ88bp1-ZlhTd1eN-gakTWlIeBY)

La Science et la Raison seraient à l’origine de la croissance du monde et de son ultra-performance of doom, littéralement. Pinker attribue tout ça à la période bénie des « Lumières » (1715-1789) et c’est la base de son optimisme : grâce au Progrès, on vit mieux.

« Le siècle des Lumières est un mouvement philosophique, littéraire et culturel bourgeois que connaît l’Europe au xviiie siècle (de 1715 à 1789) et qui se propose de promouvoir le rationalisme, l’individualisme et le libéralisme, contre l’obscurantisme et la superstition de l’Église catholique et contre l’arbitraire de la royauté et de la noblesse, avec pour modèle la philosophie empirique, l’économie libérale et la monarchie constitutionnelle anglaise. »
(Thanks Wikipédia)

Fort bien.

Le monde va mieux grâce au Progrès.

Voilà, on est super content-es de le savoir, merci, au revoir.

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Tu te souviens du graphique, plus haut ? Il désigne, en gros, l’évolution de la pauvreté. Avant on avait pas une thune, maintenant oui, donc le monde va mieux. D’où ?

« L’histoire de la croissance de la prospérité de l’histoire de l’humanité décrit par le graphique [présenté plus haut] est à peu près : rien…rien…rien…(répéter quelques centaines d’années)…boom ! »
(Steven Pinker)

Un autre graphique représentant l’extrême-pauvreté est conjointement présenté :

En 1820, 90% des personnes vivaient en dessous du seuil de pauvreté. En 2020, on est dans les 10% à vue de nez. La pauvreté recule !!!
(La cassure du graphique est due au changement de calcul après 1981, où les données sont plus « fiables »)

Sauf que je reste une personne qui tue la joie dans le cœur des gens. Je suis désolée. La méthodologie permettant de récupérer ces chiffres est fondamentalement biaisée, pour plusieurs raisons.

« L’ensemble des données est malheureusement incomplet, car il se concentre presque exclusivement sur les pays occidentaux. Pour l’ensemble des continents asiatique et latino-américain, il ne comprend des données que pour trois pays chacun avant 1900. Pour l’Afrique, il n’y a pas de données avant 1900 et seulement pour trois pays avant 1950. En d’autres termes, pour la grande majorité de la population humaine, et pour la grande majorité de la période en question, il n’y a pas de données du tout. Il n’est pas nécessaire d’être statisticien pour reconnaître qu’il ne s’agit pas d’une base empirique adéquate pour tirer des conclusions significatives sur les tendances mondiales. »
(Jason Hickel, anthropologue, trad DeepL)

Et…qui recueille les données ? Les pays colonisateurs. Pour calculer la rentabilité, toussa. Ici, les exportations de produits céréaliers. De la même manière, les données ne parlent pas des autres types d’économies précoloniales.

« Si vous occupez une forêt et que vous la vendez pour son bois, le PIB augmente. Si vous brûlez des fermes et que vous transformez les terres en plantations de coton, le PIB augmente. Mais cette comptabilité ne nous dit rien de ce que les communautés locales perdent en termes d’utilisation de la forêt ou d’accès à la nourriture. Le coût de leurs moyens de subsistance et de leur bien-être est balayé sous le tapis statistique. Pour ces raisons, le PIB n’est pas un indicateur légitime pour mesurer la pauvreté, surtout à une époque caractérisée par l’enfermement et la dépossession. »

« Prenons le cas de l’Inde. Au XIXe siècle, les Britanniques ont privatisé les forêts communales (qu’ils utilisaient pour construire leurs navires), privatisé les cours d’eau communaux, détruit les greniers à blé communaux, etc. L’objectif de ces politiques était explicite : mettre les agriculteurs à la merci de la faim afin qu’ils n’aient d’autre choix que d’intensifier la production agricole pour l’exportation (vers Londres) s’ils voulaient survivre. Et cela a fonctionné : la production a augmenté et les exportations se sont accrues. C’est ce que reflètent les statistiques du pays.
Mais au cours de cette même période, 30 millions d’Indiens sont morts inutilement de la famine en raison de la politique agricole britannique, une catastrophe relatée avec des détails horribles par l’historien Mike Davis dans son livre Late Victorian Holocausts (Holocaustes de la fin de l’ère victorienne). Pendant toute la période allant de 1870 à 1920, l’espérance de vie en Inde a chuté de 20 % ». »
(Jason Hickel)

Ces graphiques sont le reflet d’une pensée colonialiste basée exclusivement sur la rentabilité. Le pays produit, on divise par le nombre de personnes, et le tour est joué. Peu importe si les gens ont des conditions de vie misérables : le pays est plus riche qu’avant, si on regarde globalement. Peu importent les effets mortifères du capitalisme, la courbe fait ce qu’on lui demande de faire, c’est à dire prouver que ce type d’économie est une bonne chose.

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On ignore donc volontairement que les ors qu’on stocke viennent de mines exploitées par des mineurs (dans tous les sens du terme) eux-mêmes exploités. Avant la colonisation, le continent Africain existait, fonctionnait et avait des ressources naturelles à foison. Mais on ne compte que ce qu’on peut extraire de ces pays. Pas ce qu’on en a fait.

C’est comme si on se disait qu’avant les colons, les terres étaient vierges de toute présence humaine. Ce qui existait avant n’était pas aussi bien quantifiable que l’extraction et la dépossession des richesses, alors on a fait comme si rien n’existait. Peu importe que d’autres types d’économie et de société aient existé. Peu importe les temples couverts d’or et de joyaux : les pauvres d’aujourd’hui n’existaient pas avant nous. Ça compte pas si c’est pas quantifiable par la méthodologie capitaliste.

Ces courbes sont donc fortement biaisées, par leur essence même. On sort des chiffres selon des critères ethnocentrés, on les agrège et on se dit chouette, le monde va mieux. Alors, oui, le monde va mieux. Pour les plus riches.

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Concernant les chiffres après 1981, on se base sur un « panier moyen », c’est à dire la consommation des biens essentiels. On n’achète pas autant avec 1€ en France qu’au Pakistan, on va donc chercher une variable plus fiable. La consommation des produits et service de base semble être un bon indicateur. Un pays qui consomme a du fric, non ? Oui mais non, pas forcément. La pauvreté est bien plus complexe que « consommer pour survivre ». On peut survivre avec quasi rien, mais comme l’élite se paye des restaurants hors de prix, les statistiques sourient. Comme tout est agrégé, on perd en finesse.

Il serait malhonnête de tout blackbouler, cependant. Oui, on vit mieux et plus longtemps. Globalement. Avec les progrès de la médecine, les vaccins, ce genre de choses, oui, on vit plus longtemps et « on » vit mieux en 2023 qu’en 1981. Je suis née en 1982 et je trouve que ma qualité de vie diminue avec les politiques de droite, on rabote de plus en plus les services publics et les aides, mais, techniquement, « on » vit mieux.

« On » vit mieux, mais « on » a toujours du mal à quantifier la pauvreté tout en oubliant les conditions de vie, réelles, avec lesquelles les gens composent. Tous les pays ne sont pas en capacité de sortir des données maison de leur manche et on étudie très peu ce qui contredit la fable capitaliste. La majorité des données provient des pays en capacité de produire ces statistiques.

D’autre part, on ne parle jamais des inégalités chez les optimistes du Capital. On fait de la moyenne brute sans s’interroger sur le poids de ces fameux 1%. En France, le nombre de millionnaires augmente. Pourtant, je suis moins riche qu’avant. Les salaires stagnent, l’inflation inflationne, mais, hey, on produit des millionnaires et même des milliardaires. Dans l’ensemble, donc, lae français-e moyen-ne est plus riche.

Au sein du foyer, par exemple, les femmes ne sont pas forcément en possession de 50% du patrimoine et ne récupèrent pas forcément 50% du salaire. On a déjà une inégalité au sein de la famille. Cela n’est pas compté.

« L’histoire de cette réussite passe également sous silence la situation de centaines de millions de personnes qui sont absentes ou gravement sous-représentées dans les données d’enquête. Ces personnes appartiennent souvent à des groupes touchés de manière disproportionnée par la pauvreté, notamment les sans-abri, les éleveurs, les travailleurs migrants, les réfugiés et les personnes déplacées, les personnes touchées par un conflit armé, les personnes résidant dans des ménages mais non considérées comme des membres (comme les travailleurs domestiques), et les personnes vivant dans des zones d’habitation de fortune. »
(Philip Alston)

On oublie également tous les systèmes hors système. Le marché noir, le travail non déclaré, l’esclavage moderne, mais aussi toutes les astuces utilisées par les populations les plus pauvres pour s’en sortir, comme l’échange, le don, la solidarité communautaire. Toute cette économie cachée n’est pas représentée. Aussi, lorsqu’on dit que « x personnes vivent avec moins de 1,90$ par jour » on ignore tout ce qui ne consiste pas en consommation quantifiable.

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Ces graphiques représentent donc une vision biaisée : le capitalisme comme seule structure, comme seul indicateur de richesse, vu à travers le prisme occidental impérialiste. Les chiffres réels de la pauvreté restent à affiner.

En gros, on score la richesse à partir d’une valeur économique capitaliste : le PIB. Sans PIB, pas de chiffres. Le PIB est un indicateur inventé par le capitalisme, tout comme le « panier moyen ». On ne peut pas évaluer un outil avec le même outil. Cela revient à déformer le cadre et à avoir une posture à la limite de la malhonnêteté : on ne prend en compte que ce que le Capital veut bien recevoir en termes de données et on raisonne de manière circulaire.

Est-ce que les sociétés non-capitalistes sont pauvres ? On ne le sait pas. On ne sait pas chiffrer correctement. Tout ce qui sort du modèle n’existe pas. La pauvreté, telle que calculée ici, est une pauvreté cadrée par le système.

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On s’arrête là pour ce matin, ça fait déjà un gros morceau.

On a donc appris aujourd’hui qu’il est délicat de mesurer l’impact du capitalisme avec les indicateurs du capitalisme, je ne sais pas encore de quelle manière on approchera la suite, mais, hey, on verra bien !